Par delà les maisons aux toits de chaume de Joinville, l’aube commençait timidement à poindre à l’horizon. Comme un signal, les coqs se mirent à chanter joyeusement en se faisant écho les uns aux autres dans les fermes des campagnes alentour. Le vent glacé qui soufflait du nord depuis plusieurs jours déjà faisait virevolter les fumées des cheminées jusque dans un ciel encore sombre. Dans les rues désertes, quelques chiens errants se disputaient de la nourriture trouvée dans les immondices, quand soudain, quelque chose les effraya. Les oreilles dressées, ils prirent la fuite, laissant là leur festin. Quelques instants plus tard, un interminable cortège de cavaliers et de charriots quittait le château et s’engouffrait dans les ruelles sinueuses du bourg de Joinville. À leur tête, juchés sur de superbes montures, le duc François de Guise et son frère le cardinal de Lorraine. Derrière eux suivaient les hommes du duc ainsi que le coche décoré des armoiries de la famille de Guise. À n’en point douter, le seigneur et sa famille s’absentaient pour un long moment, laissant l’intendance du château et de ses terres à la matriarche, l’irréductible Antoinette de Bourbon-Vendôme.

Le duc avait été rappelé à Paris par le roi Charles IX. Les tensions croissantes entre catholiques et protestants malmenaient la politique de conciliation de la reine mère Catherine de Médicis. François de Guise, fervent catholique, avait tenté de la pousser à exterminer l’hérésie huguenote dans le royaume, mais elle avait refusé de faire couler le sang de ses sujets, fût-il hérétique. La souveraine, bien décidée à apaiser les troubles qui agitaient le royaume, avait promulgué un édit deux mois plus tôt pour accorder aux protestants la liberté de s’assembler aux abords des villes et dans les campagnes pour pratiquer leur culte. Mais plutôt que de mettre tout le monde d’accord, cet édit n’avait fait qu’accroître les tensions. Le duc, chef de file du parti catholique, en avait pris personnellement ombrage. Partisan d’une politique répressive à l’égard de ceux qu’il nommait les hérétiques, il avait décidé de se retirer sur ses terres pour faire entendre son mécontentement. Il avait ressenti une joie mauvaise quand il avait appris que cette tentative de la reine mère pour apaiser les esprits échauffés s’était soldée par un double échec, les protestants jugeant l’édit insultant et réclamant davantage de droits tandis que les catholiques refusaient la moindre concession. Et voici que le roi le rappelait à la cour! C’était pour lui l’occasion de rallier une bonne fois pour toutes le monarque à sa cause.
Le cortège quitta Joinville et prit la direction de l’ouest. À sa tête, chevauchant aux côtés du duc et du cardinal, le jeune Henri de Guise, reconnaissable à sa silhouette tout juste sortie de l’enfance, ne cachait pas sa fierté. Le menton haut et le torse bombé, il avait plus que jamais conscience de son importance. À onze ans, il avait enfin obtenu la permission de voyager parmi les hommes plutôt que dans le coche avec sa mère et ses frères et sœurs. Derrière lui, la voiture cahotait sur le chemin creusé d’ornières. Un manteau de brume s’était abattu sur la plaine champenoise et le cocher avait bien du mal à distinguer les trous profonds laissés par les pluies diluviennes tombées ces derniers jours. Le voyage jusque Paris serait bien plus confortable en selle que dans ce coche bringuebalant où le pomander au jasmin de sa mère lui soulevait le coeur. Au moment du départ, Henri avait ressenti un malin plaisir à voir couler les larmes sur les joues rondouillardes de son petit frère de sept ans. Charles nourrissait une profonde jalousie envers son ainé. Leur père, excédé par les cris de colère du cadet, l’avait giflé sans plus de cérémonie, et Charles avait dû ravaler non seulement ses larmes, mais aussi son orgueil.

Le convoi traversa plusieurs villages qui se trouvaient sur les terres du duc. Attirés par le vacarme, les paysans sortirent de leur chaumière, entourés de leur marmaille crasseuse. Les enfants, la bouche grande ouverte, tapèrent dans leurs mains avec enthousiasme en montrant du doigt le jeune prince de Joinville. Henri se rengorgea. Pour montrer à tous son rang pendant le voyage, il avait choisi avec soin son pourpoint de velours vert aux manches cousues de fils d’or et agrémentées de dentelles, ainsi que ses hauts de chausses de brocart noires. Où qu’il aille, c’était toujours lui qui suscitait l’admiration de tous, le beau Henri, avec ses cheveux blonds comme les blés, son regard doux et son port de tête princier. Il possédait le menton anguleux des Guise qui lui donnait cet air hautain qu’adoucissaient des pommettes arrondies. Quel image il devait offrir aux yeux de ces cul terreux rustres, lui, l’héritier du clan des Guise, paradant fièrement sur son magnifique pur sang à la robe d’un noir d’ébène! A sa ceinture était accrochée une rapière, fabriquée spécialement à son effet. Plus légère qu’une épée classique, elle possédait également l’avantage non négligeable d’être plus maniable. Son manche doré, véritable travail d’orfèvrerie, avait été décoré des armoiries de la maison de Guise, un lion d’argent se dressant fièrement devant des fleurs de lys en or. Henri n’aurait pu choisir animal plus noble pour le représenter. Quant aux fleurs de lys, elles rappelaient à quiconque aurait l’impertinence de l’oublier que du sang royal coulait dans ses veines. De nature intrépide et courageuse, il était aussi bien capable de la plus grande prudence que d’une audace irréfléchie. Qu’importe s’il était arrogant et avait une haute opinion de lui-même. On lui pardonnait bien volontiers ces petits défauts.
Au passage de leur seigneur, les hommes se découvrirent la tête avec respect. Celui-ci adressait à chacun de petits signes de tête courtois.
-Mon fils, traitez toujours vos gens avec décence. Ils sont le pilier de notre fief, sans eux nous ne serions rien, ne l’oubliez jamais.
Henri acquiesça. Il vénérait son père au moins autant qu’il craignait de ne jamais parvenir à se montrer digne de lui. Redoutable chef de guerre, François de Guise avait passé des années sur les champs de bataille à guerroyer pour la grandeur des rois de France. Au fil de ses campagnes militaires auréolées de succès, il avait acquis une solide popularité. Il était notamment celui qui avait repris Calais aux Anglais. Aux yeux des catholiques, il incarnait cet idéal de chevalier juste et brave. Les protestants, eux, le haïssaient. N’était-il pas l’homme qui avait fait exécuter des centaines des leurs à Amboise deux ans plus tôt ?
À ses côtés, son frère Charles, cardinal de Lorraine, gardait le silence. Fidèle à son clan et à son frère, il avait dédié sa vie à imposer leur nom sur le devant de la scène politique. Si François était le bras armé et la vitrine de leur maison, Charles en était le cerveau. Fin stratège, il avait grandement contribué à étendre l’influence des Guise lors du mariage du roi François II avec leur nièce, la reine d’Écosse Marie Stuart. Mais pour leur plus grand malheur, François II avait succombé après seulement un an de règne, reléguant le puissant clan des Guises à de simples spectateurs tandis que la reine mère Catherine de Médicis reprenait les rênes du gouvernement. Au travers de son fils cadet Charles, qui ceignait désormais la couronne de France, elle les avait éloignés du pouvoir. «Trop puissants,» disait-elle, «trop dangereux.» Ils n’avaient cependant pas dit leur dernier mot. La maison des Guise formait un clan redoutable. Chacun des membres apprenait très tôt à porter son nom avec une fierté teintée d’arrogance. Ils étaient totalement dévoués les uns aux autres, et c’est ce qui faisait leur force.
Les cavaliers parcoururent encore une lieue avant d’atteindre les abords du village de Wassy. Le bourg se dressait au sommet d’une colline balayée par les vents. Aux alentours, pas un arbre, pas un fourré pour briser la monotonie d’un paysage où les champs gelés s’étendaient à perte de vue. Les hautes murailles aux pierres usées par le temps se fondaient dans le ciel grisâtre.
A l’intérieur des murs, les maisons en torchis surmontées de colombages ternis par les pluies ne faisaient rien pour atténuer l’impression de morosité qui se dégageait du lieu. Les rares villageois qu’ils croisèrent se hâtaient afin d’aller écouter la messe. Le convoi remonta la rue principale menant à l’église. Le duc avait prévu d’y faire une courte halte. Parvenus sur le parvis, les hommes mirent pied à terre sous les regards curieux de la population. La petite place grouillait de l’animation des fidèles se retrouvant pour la messe dominicale. Pour ces gens dont la vie était rythmée par le travail et la religion, la venue dans leur village d’un homme aussi important que le duc était un véritable événement. Les femmes, dans leurs fripes grossièrement taillées, poussèrent des exclamation d’admiration lorsqu’elles virent la duchesse Anne sortir de son coche. Malgré sa grossesse avancée, celle-ci avait conservé cette grâce qui faisait la jalousie des dames de la cour. Elle tenait à rester élégante en toute circonstance et continuait de se vêtir avec soin même durant les voyages. Sous son lourd manteau rubis repiqué de fourrure, son corsage noir tissé de fils d’argent formant des arabesques florales laissait à peine entrevoir sa condition.
Le curé du village, prévenu de l’arrivée de si distingués visiteurs, vint les accueillir, non sans avoir pris soin auparavant de faire discrètement sortir sa maîtresse par la porte du presbytère. Wassy faisait partie du diocèse géré par le cardinal de Lorraine, aussi devait-il se montrer exemplaire s’il voulait être bien vu auprès de son supérieur. Tout en s’approchant des nouveaux-venus, il réfléchit aux sermons qu’il ferait. Sa panse énorme le contraignait à marcher en se dandinant. Ses petits yeux, saillant de leurs orbites, lui donnaient l’air d’un crapaud, similitude que sa barrette posée de guingois sur un crâne chauve n’atténuait en rien

.-Monsieur de Lorraine, dit-il en baisant la bague du cardinal avec obséquiosité, c’est un honneur pour moi de vous recevoir dans ma modeste église.
Le cardinal acquiesça sans un mot. Sensible à la flatterie, il appréciait les marques de respect. Le curé se tourna ensuite vers le couple ducal afin de leur souhaiter la bienvenue, quand des éclats de voix parvinrent jusqu’à eux. La foule fit silence et se tourna vers la grange située de l’autre côté de la place, en partie dissimulée par les halles.
-Qu’est-ce donc que ce vacarme ? demanda le duc.
Le curé baissa les yeux, embarrassé. Ces maudits hérétiques causaient encore du grabuge.
-Ce sont les huguenots, monseigneur. Ils se réunissent régulièrement dans cette grange là-bas pour pratiquer leur culte. La prévôté tente à chaque fois de les déloger, mais ils sont de plus en plus nombreux.
La colère déforma les traits du duc. Le village de Wassy était situé sur ses terres, par conséquent, les habitants, catholiques comme huguenots, étaient placés sous son autorité. Si ces hérétiques croyaient pouvoir bafouer la loi aussi impunément, ils se méprenaient lourdement. Le duc prit cet affront personnellement.
-Ces parpaillots! Comment osent-ils défier mon autorité?
-Nous avons d’abord tenté de parlementer en leur expliquant qu’ils n’avaient pas le droit de pratiquer leur culte dans l’enceinte de la ville et les avons invités à continuer à l’extérieur, mais ils nous ont ri au nez.
-Les malandrins! Pardieu, nous allons leur faire regretter cet affront! A moi mes amis! Allons montrer à ces ruffians ce qu’il en coûte de s’opposer aux Guise! Pour Dieu et notre foi!
Les hommes, galvanisés par leur chef charismatique, brandirent leurs épées en poussant un cri sauvage. Ces soldats aguerris comptaient parmi les plus fidèles de son armée. Farouchement catholiques, ils partageaient les vues de leur seigneur concernant l’hérésie que représentaient les huguenots. La perspective d’en châtier quelques uns décupla leur enthousiasme. La foule, silencieuse jusque là, applaudit l’initiative du duc, l’homme qui allait enfin libérer leur village de la présence de ces hérétiques. La seule qui ne partageait pas la fièvre ambiante était la duchesse. Anne de Guise était la fille de Renée de France, une protestante convaincue. Anne, bien que catholique, était tiraillée entre son amour pour sa mère et sa fidélité pour son époux, L’intransigeance de son mari l’attristait profondément et lui faisait craindre pour le salut de son âme. À Amboise, elle avait pleuré devant les cadavres des huguenots que celui-ci avait pendus par grappes aux balcons du château. Ni ses suppliques, ni la présence de ses enfants n’avaient alors arrêté la folie sanguinaire du duc, bien décidé à montrer à tous les hérétiques de France ce qu’il en coûtait de comploter contre le roi. Son aîné, Henri, qui avait assisté au massacre, avait fait des cauchemars pendant des mois. La duchesse posa une main sur celle de son époux.
-Mon ami, il doit y avoir des enfants parmi ces gens. Je vous en prie, soyez magnanime, évitez à tout prix de céder à la violence.
La bonté de sa femme attendrit le cœur du duc à défaut de son esprit. À ses yeux, un enfant huguenot était une menace en devenir, cependant, il lui promit de tenter de discuter avant d’en venir aux armes.
Sans un regard pour ses autres enfants, effrayés par les cris, il fit signe à Henri de l’accompagner. C’était l’occasion pour son aîné de se confronter à ces hérétiques. Le garçon n’était plus un enfant. Il était temps pour lui d’apprendre que son statut ne consistait pas uniquement à porter de beaux vêtements en paradant à la cour. S’il voulait un jour prendre la tête du clan des Guise, il devait s’endurcir. Fier de ne pas être laissé derrière avec les femmes et les enfants, le prince de Joinville traversa la place aux côtés du duc. Parvenus devant la large grange, la troupe s’arrêta. Les hommes de la prévôté étaient en prise avec une bande de huguenots qui leur barrait l’accès. En voyant le duc et les hommes armés s’approcher, tous se turent. Depuis la grange leur parvinrent des chants. Les voix des huguenots, que ne venait égayer aucun orgue, dégageaient une certaine harmonie teintée de tristesse. L’un des hérétiques se précipita à l’intérieur pour donner l’alerte et aussitôt, les chants cessèrent. Quelques instants plus tard, un groupe d’hommes sortit à la rencontre des trouble fête. Avec leurs austères vêtements noirs, ils se ressemblaient tous. Derrière leur mine résolue se lisait de la peur. Face aux soldats armés, ces notables et ces artisans qui n’avaient jamais tenu d’épée de leur vie savaient pertinemment qu’ils n’avaient aucune chance. L’un d’entre eux s’avança. Seule la négociation pourrait les tirer de ce mauvais pas. Il s’adressa au duc.
-Monseigneur, que nous vaut cet honneur? demanda-t-il d’une voix affable, dénuée de toute agressivité.
Il aurait tout aussi bien pu s’entretenir de la météo. Seule la goutte de sueur qui perlait de son front trahissait sa nervosité.
-Vous n’êtes pas sans ignorer que vous transgressez ouvertement l’édit de Janvier en pratiquant votre culte dans l’enceinte même de la ville.
-Mais, monseigneur, nous ne faisons pourtant rien de répréhensible. Nous nous sommes simplement réunis pour prier.
-C’est interdit et vous le savez, ne jouez point les ignorants avec moi. Vous avez attaqué les hommes de la prévôté. Ignorez-vous donc qu’ils sont les représentants de notre roi?
-Sauf votre respect, ce sont eux qui nous ont attaqués. Nous n’avons fait que nous défendre.
Aucune émotion ne transparaissait des traits du duc, et Henri admira son sang-froid. Mais son père avait essuyé bien des batailles, et ce n’était pas un petit groupe de huguenots désarmés qui allaient l’effrayer.
-Vous avez bafoué la loi! tempêta le duc. Vous n’avez pas le droit de pratiquer votre culte dans les murs du village!
Derrière le porte-parole, les injures se mirent à fuser, puis tout se passa très vite. Une énorme pierre atteignit la joue du duc et y laissa une marque rouge. Ses soldats réagirent à la provocation en se ruant sur les huguenots terrorisés. Un tir d’arquebuse atteignit l’un d’entre eux à la poitrine et l’homme s’effondra dans une mare de sang, mort. Henri, resté derrière, était paralysé. Il ne pouvait détacher les yeux de ces hommes désarmés qui se faisaient embrocher les uns après les autres. Entre les pavés, de minuscules rivières de sang se formèrent. Les soldats s’engouffrèrent dans la grange, et les cris redoublèrent. Des femmes sortirent en hurlant, le regard fou.
-Mon fils, ne détournez pas les yeux. Voyez tout le mal qu’engendre cette prétendue religion.

La voix du duc arracha le jeune Henri à sa stupeur. Il le suivit dans la grange, vaguement conscient du poids de sa rapière dans sa main. A l’intérieur, l’anarchie régnait. Des centaines de personnes couraient dans tous les sens, se marchaient dessus, criaient et pleuraient, suppliaient à genoux. Les hommes de main de son père, ceux-là même avec qui il avait chevauché, joué, et plaisanté depuis sa plus tendre enfance, s’adonnaient à une orgie de sang. Ils massacraient tous ceux qui passaient devant eux, sans distinction d’âge ou de sexe. Ils frappaient, donnaient des coups de pied aux hommes déjà à terre, attrapaient les femmes par les cheveux sans ménagement et les jetaient contre les murs de pierre pour leur fracasser le crâne. Quelques hommes valeureux tenaient tête aux assaillants avec des armes de fortune. Mais ils n’étaient pas de taille et très vite, ils furent submergés. Un homme se jeta sur Henri, les mains jointes en avant pour le frapper. Le garçon eut à peine le temps de brandir sa rapière. Il la plongea de toutes ses forces dans le ventre de son agresseur et ressentit dans son bras les vibrations de sa lame lorsqu’elle entra en contact avec la chair et les os. L’homme écarquilla les yeux et un bruit étrange sortit de sa gorge. Quand Henri tira sur sa rapière, du sang éclaboussa son superbe pourpoint. Puis l’homme s’effondra. Il était mort. Le coeur d’Henri tambourinait dans sa poitrine et sa main tremblait. C’avait été presque trop facile. Le garçon s’était toujours imaginé que le premier homme qu’il tuerait serait un soldat, pas un protestant désarmé. Il n’en tira aucune fierté. À l’inverse, un sentiment de culpabilité s’éveilla en lui, sentiment qu’il fit taire aussitôt. L’homme n’était pas un innocent, c’était un huguenot, un hérétique qui avait tourné le dos à Dieu et l’aurait tué s’il ne s’était pas défendu. Il regarda avec fascination le corps sans vie à ses pieds. Nul doute que son âme brûlait en enfer. Une main se posa sur son épaule et il fit volte-face, prêt à recommencer s’il le fallait. Face à lui, son père le dévisageait avec un air étrange qu’il ne lui connaissait pas. Etait-ce de la fierté ? Puis il se tourna vers ses soldats.
-Il suffit! Baissez vos épées! cria-t-il par dessus le tumulte pour se faire entendre de tout le monde.
Ses hommes lui obéirent sans discuter, et les cris se calmèrent. La plupart des survivants avait déjà déserté l’édifice, et ceux qui étaient encore à l’intérieur s’entassèrent dans les coins en petits groupes terrifiés.
-Qui est le responsable de cette réunion? demanda le duc.
Les survivants se regardèrent en tremblant. Puis un homme s’avança. Sa barbe grisonnante taillée en pointe dissimulait une bonne partie de son visage, à l’exception de deux petits yeux noirs où brillait une vive intelligence.
-Je suis le ministre Léonard Morel.
-Alors, monsieur, tout ce sang versé est sur vos mains. Qu’avez-vous à dire pour votre défense?
L’homme déglutit. Il devait peser ses mots prudemment sans quoi le bain de sang pourrait repartir de plus belle.
-Dieu m’est témoin, je n’ai jamais cherché à vous désobéir, monseigneur. Notre réunion n’avait pas pour but de vous provoquer, nous voulions seulement prier Dieu.
-Ne citez pas Dieu, monsieur. Vous avez délibérément bafoué l’édit de Janvier en organisant cette réunion ici. Par votre bravade, vous avez causé la mort de tous ces gens qui vous faisaient confiance.
Il fit un signe du menton à ses hommes qui se saisirent du pasteur. Celui-ci, sachant qu’une rebuffade ne servirait à rien, se laissa faire docilement. Puis il quitta la grange sans un regard derrière lui. Il ignorait alors que quelques mois plus tard, il succomberait à son tour de la main d’un huguenot, faisant de son fils Henri le nouveau duc de Guise et lui laissant pour héritage un violent désir de vengeance qui dictera le reste de sa vie.