En 1584, François, le dernier frère survivant du roi de France Henri III, meurt sans enfant. Le roi lui-même n’a pas de descendance. La dynastie des Valois est sur le point de s’éteindre. Une épineuse question se pose alors. À la mort d’Henri III, qui lui succèdera ? Son plus proche cousin est le roi de Navarre, un Bourbon à l’accent du Béarn qui s’appelle également Henri. Seulement voilà, ce Henri là est protestant. Pour beaucoup de Français, il est impensable qu’un protestant monte sur le trône de France. Les catholiques les plus intransigeants forment alors une Ligue catholique pour le contrer. À Paris, la Ligue est si puissante que le roi Henri III, craignant pour sa sécurité, doit fuir en mai 1588. Il meurt l’année suivante, assassiné sur sa chaise percée par un moine catholique fanatique, Jacques Clément, sans revoir sa capitale. Si les nobles catholiques modérés se rallient à Henri de Navarre, désormais Henri IV, les ligueurs les plus extrêmes refusent de le reconnaître. Paris garde ses portes closes. Après plusieurs sièges plus ou moins désastreux, Henri IV doit se rendre à l’évidence : Paris ne cédera jamais. Dès lors, Henri annonce sa conversion au catholicisme. Il abjure le protestantisme en juillet 1593, puis se fait sacrer à Chartres (Reims étant aux mains des ligueurs) en février 1594. Mais Paris reste à conquérir, d’autant que des mercenaires espagnols, appelés en renfort par la Ligue, occupent la ville. Des tractations secrètes ont lieu avec le gouverneur de Paris. Ce dernier accepte finalement d’ouvrir les portes de la ville à Henri IV, mais son ralliement est loin d’être gratuit…

Paris, hôtel de ville, v. 1580

Une aube pâle se levait, dévoilant un paysage dévasté. Autour de Paris, les champs avaient été saccagés par des années de guerre civile. À force d’être piétinée par les soldats, la terre était devenue incultivable, et les quelques parcelles encore fertiles étaient laissées en jachère. Les animaux eux-mêmes semblaient avoir déserté les lieux. Seuls les corbeaux étaient restés. Au passages des cavaliers, dérangés par le bruit, il croassèrent pour marquer leur mécontentement. La plupart des fermes avaient été pillées ou brûlées par des bandes de mercenaires qui rôdaient dans les bois environnants. La disette gangrenait le royaume, le peuple était épuisé, il avait faim. Il ne comprenait plus la raison d’être de ces guerres, si toutefois il l’avait un jour comprise. 

Chevauchant à la tête de ses hommes, le Béarnais se rembrunit. La souffrance de son peuple pesait douloureusement sur son propre cœur. Il était le roi, c’était à lui que revenait le devoir de mettre un terme à ces luttes fratricides qui déchiraient le royaume depuis plus de trente ans. Il s’était juré de redonner à la France sa gloire de jadis, et il tiendrait parole, quoi que cela pût lui coûter. Pour son peuple, pour la paix, il avait déjà fait le plus gros des sacrifices. 

Quand son prédécesseur, le roi Henri III, l’avait fait mander sur son lit de mort cinq ans plus tôt, il l’avait reconnu comme son héritier et l’avait exhorté à se convertir au catholicisme. « Sans cela, lui avait-il dit, vous ne serez jamais roi. » À l’époque, il avait refusé. Auréolé du prestige de ses victoires, il avait été certain qu’on finirait par l’accepter, tout protestant fût-il. Après tout, n’était-il pas le légitime héritier à la couronne de France ? Comme il avait été naïf ! Il aurait dû savoir, alors, que les plus acharnés des catholiques refuseraient de reconnaître sa légitimité, préférant plonger le pays dans la ruine. Après des années d’un bras de fer où les deux camps s’étaient affrontés, Henri IV avait fini par céder. L’été précédent, il était devenu catholique pour la troisième fois de sa vie. Devant l’église de Saint-Denis, il avait été accueilli par l’archevêque de Bourges. Malgré la chaleur oppressante, une foule immense s’était pressée sur le parvis pour tenter de l’apercevoir. 

L’abjuration d’Henri IV par Nicolas Baullery

« -Qui êtes-vous ? lui avait alors demandé le prélat. 

La foule s’était tue, et sa voix avait résonné aux quatre coins de la place. 

-Le roi de France, avait-il répondu. 

-Et que voulez-vous ?

-Je veux être reçu dans le giron de l’église catholique, apostolique et romaine. »

Après quoi il était entré dans l’édifice, avait prononcé la traditionnelle formule d’abjuration et avait été baptisé. Ça n’avait pas été si terrible. Les semaines qui avaient suivi son abjuration, la plupart des chefs de la Ligue catholique, qui n’avaient dès lors plus de raison de se révolter, s’étaient ralliés à lui et l’avaient reconnu comme roi. Mais Paris, l’éternelle insoumise, était toujours aux mains des plus intransigeants membres de la Ligue. Et qu’était le roi de France sans Paris ? 

Parvenu au sommet d’une colline, le roi tira sur les rênes de sa monture. Derrière lui, le baron de Rosny, surpris, manqua de lui rentrer dedans. Il suivit son regard et comprit. Au loin, cernée par de hauts remparts, la capitale formait une inextricable forêt de toitures et de clochers qui s’étendaient de chaque côté de la Seine. Au delà, le soleil venait de se lever, et ses rayons formaient une auréole scintillante derrière la ville. D’ordinaire, le roi ne croyait guère dans les présages, mais c’était une journée particulière. Étreint par l’émotion, il se signa. 

-Cela fait près de vingt ans que je n’ai mis les pieds dans notre bonne capitale, fit-il, songeur. C’est pour elle que j’ai accepté de me convertir. 

-Paris vaut bien une messe, répondit Rosny avec un sourire entendu. 

Le roi acquiesça. Oui, Paris valait bien une messe. 

Il ne fallut que quelques minutes aux cavaliers pour rejoindre la Porte Neuve. Juché sur son superbe cheval à la robe de jais, Henri IV avait fière allure dans son pourpoint de satin crème. Son visage était en partie dissimulé par un chapeau de feutre orné d’un panache blanc. À ses côtés, Rosny, son plus fidèle compagnon, était aux aguets. Il craignait une échauffourée. Mais le roi conservait une expression placide. Il posa ses yeux rieurs sur Brissac, le gouverneur de Paris, qui l’attendait devant les portes ouvertes. Brissac s’efforçait de paraître détendu, mais sa démarche guindée trahissait sa nervosité. Accompagné du prévôt des marchands et des échevins de la ville, il s’avança vers le roi, comblant ainsi la distance qui les séparait. 

-Sire, laissez-moi être le premier à vous souhaiter la bienvenue. Paris attendait avec impatience le retour de son roi bien-aimé. 

Sous sa barbe, les lèvres du roi se retroussèrent en un sourire moqueur. Ce satané Brissac avait été l’un de ses plus farouches opposants. S’il lui livrait enfin Paris, ce n’était pas par bonté d’âme ni parce qu’il croyait en lui, mais uniquement parce que le roi l’avait grassement payé et lui avait promis de le faire maréchal de France. Ravalant la répartie cinglante qui lui brûlait les lèvres, le Béarnais s’adressa à l’ensemble des hommes réunis devant lui.

-Braves gens de Paris, c’est avec humilité que je me présente à vous ce jour. Je vous remercie du fond du cœur de l’honneur que vous me faites en me reconnaissant comme votre roi, et vous jure de me montrer digne des espérances que vous avez placées en moi. Sachez qu’aucun de vous, quelles qu’aient pu être ses actions par le passé, ne sera tenu pour responsable. Aujourd’hui est un jour de pardon. Aujourd’hui est un jour de liesse !

Les hommes, qui craignaient la juste colère du roi, se détendirent et l’acclamèrent chaleureusement. Lhuillier, le prévôt des marchands, un petit vieillard bedonnant vêtu d’un pourpoint vert trop serré, s’avança vers lui en trottinant. Contrairement au reste des Parisiens, il ne paraissait pas avoir souffert de la faim. Esquissant une révérence, il lui tendit un énorme trousseau de clés. Les clés de Paris. Ému, le roi les brandit devant lui pour les montrer à ses compagnons d’armes. Ceux-ci poussèrent un cri victorieux. Henri IV attendait ce moment depuis presque cinq ans. Paris était enfin sienne, et aucun sang n’avait été versé. 

Suivi de ses hommes, il passa la porte et pénétra dans la ville. À l’intérieur des remparts, une foule immense l’attendait. Devant les maisons, aux fenêtres, perchés sur des bornes ou des estrades de fortune, tous les habitants étaient là pour tenter d’apercevoir ce roi que la propagande ligueuse avait comparé à l’antéchrist. S’ils l’avait un jour crue, ils n’étaient cependant plus dupes des mensonges de la Ligue. Après des années à vivre dans la peur, le ventre vide, ils aspiraient plus que jamais à la paix. Lorsqu’Henri IV apparut, tel leur sauveur, un vacarme assourdissant emplit les rues. Le temps de la misère était enfin révolu, Paris avait retrouvé un roi. Le prévôt et les échevins, qui le précédaient, parcouraient les rues pour annoncer à tous son retour, ainsi que son pardon. 

Aux cris de « vive le roi ! Vive la paix ! » Henri IV se fraya un chemin parmi la foule, saluant chacun de ses sujets avec sa bonhomie habituelle. 

-Voyez comme les Parisiens vous aiment, sire, lui dit Cheverny. 

-Ce pauvre peuple était tyrannisé, répondit le roi. Je suis si rempli d’aise de me voir où je suis, que je ne sais ni ce qu’on me dit ni ce que je dis. L’homme n’y est pour rien ; c’est la volonté de Dieu. 

Notre-Dame depuis l’île de la Cité

Il leur fallut près d’une heure pour atteindre Notre-Dame. Le parvis était noir de monde. Le roi sauta à bas de sa monture et aussitôt, un raz-de-marée humain l’enveloppa. Ses hommes, craignant pour sa sécurité, tentèrent d’écarter les curieux, mais ils étaient submergés par leur nombre. 

-Laissez-les donc approcher, messieurs. Ces bonnes gens sont affamés de voir un roi, leur cria Henri IV par-dessus les clameurs et les vivats. 

Il eut bien du mal à atteindre les portes de la cathédrale. Il leva les yeux vers les majestueuses tours qui avaient été les témoins silencieux de tant d’évènements passés. C’était précisément à cet endroit qu’il avait épousé la princesse Marguerite de Valois, la sœur des deux précédents rois, vingt-deux ans plus tôt. Cette union, qui devait sceller la réconciliation entre catholiques et protestants, avait été un fiasco à tout point de vue. Moins d’une semaine après le mariage, les chefs protestants venus à Paris pour la noce avaient été lâchement assassinés. Parfois, la nuit, Henri IV pouvait encore entendre les supplications de ses compagnons qu’on tuait sans vergogne dans les couloirs du Louvre. Quant au peuple parisien, celui-là même qui l’acclamait comme le Messie, il avait été pris d’une frénésie meurtrière d’une violence extrême. Si aujourd’hui le roi pardonnait, l’homme, lui, ne pouvait oublier…

À l’intérieur de la cathédrale, des dizaines de cierges avaient été allumés. L’odeur de la cire fondue mêlée à celle de l’encens lui chatouilla les narines. Il se découvrit la tête et s’agenouilla devant l’autel. Le Te Deum retentit sous les immenses voûtes, et Henri IV remercia Dieu pour son triomphe. Il écouta la messe d’un air absent, son esprit vagabondant dans ses souvenirs. 

Lorsqu’il ressortit, la foule était encore plus dense. Il prit le chemin de l’hôpital, passant près du cimetière des Innocents. Une jeune femme au teint frais et aux courbes plantureuses l’interpella. Elle lui tendit son nouveau-né afin qu’il le bénisse. Le roi, incapable de dire non à ce si joli minois, prit le nourrisson dans ses bras et esquissa un signe de croix sur son front avant de le rendre à sa mère. S’attardant un court instant sur la poitrine gorgée de lait de la femme, il la prit dans ses bras et déposa deux baisers retentissants sur ses joues roses. Les Parisiens qui avaient assisté au spectacle furent stupéfaits par sa familiarité. Henri III avait été un roi distant, inabordable. Le Béarnais, avec ses manières rustaudes et son franc-parler, apparaissait comme son exact opposé. Il n’avait rien de l’ogre qu’on leur avait dépeint. Une nouvelle fois, il fut acclamé. Ses compagnons, habitués au tempérament débonnaire de leur roi, s’esclaffèrent. Il n’avait jamais su résister à une belle poitrine. C’est alors que Bellegarde prit conscience de l’homme qui les observait depuis une fenêtre du premier étage d’une maison. 

-Prudence, Sire, vous avez encore des ennemis ici, lui chuchota-t-il. 

Le Béarnais, ressentant soudain la présence hostile comme si elle avait été palpable, leva les yeux. L’homme le dévisageait avec une haine non dissimulée. Il n’avait pas ôté son bonnet devant son roi. Autour de lui, la foule suivit son regard. Des murmures indignés s’élevèrent, qui se transformèrent bien vite en cris de colère. Certains offrirent d’aller châtier le malotru. Mais celui-ci avait déjà décampé. Le roi, que rien ne pouvait détourner de son allégresse, porta ses mains devant lui dans un geste d’apaisement.

-Il n’y aura aucun effusion de sang aujourd’hui, dit-il de sa voix aux accents chantants. J’ai promis d’offrir mon pardon à tous, et je tiendrai parole. 

S’il y avait encore des habitants réticents, la magnanimité du bon roi Henri IV eut raison de ses derniers détracteurs. 

Henri IV sous les traits du Dieu Mars, Jacob Bunel, v. 1605

À l’hôpital, des dizaines de malheureux atteints de la maladie des écrouelles attendaient, certains depuis plusieurs heures, de voir le roi. Il était de notoriété publique que les rois de France, par un simple contact, avaient le pouvoir de guérir cette maladie. Henri IV ne faisait pas exception à la règle. C’était son devoir de roi, et il s’y plia avec une infinie patience. Il toucha chacun d’entre eux, prononçant la même formule rituelle: « Le roi te touche, Dieu te guérit ». Les pauvres hères le remerciaient chaudement, le regard plein d’espoir. Guériraient-ils pour autant ? Dieu seul avait ce pouvoir. Mais Henri IV savait que ce geste hautement symbolique le légitimait comme le véritable roi au moins autant que la cérémonie du sacre en elle-même. 

Saint-Pol, qu’il avait envoyé auprès des Espagnols retranchés dans le quartier Saint-Antoine, vint le trouver. 

-Sire, les Espagnols ont capitulé, ils abandonnent la ville. Il n’y a presque pas eu de grabuge, annonça-t-il fièrement. 

-Bien, c’est très bien. Je désire aller les saluer, répondit le roi, une lueur malicieuse dans le regard. 

Saint-Pol haussa les sourcils sans comprendre. 

Il escorta le roi jusqu’à la Porte Saint-Denis. Déjà, les mercenaires commençaient à s’ébranler en une marche ordonnée. Il grimpa quatre à quatre les marches jusqu’au chemin de guet et lança :

« Bonne route, messieurs, recommandez-moi bien à votre maître. Allez vous-en et n’y revenez plus ! »

Le duc de Féria, qui commandait la troupe, se retourna et lui jeta un regard noir. Henri IV ôta son chapeau pour le saluer dans un geste moqueur. Féria serra les dents. Il lui aurait volontiers fait ravaler son orgueil, mais il était bien trop avisé pour tenter quoi que ce soit. Le peuple de Paris avait choisi son camp, et il n’avait aucune chance. L’Espagnol fit volte-face et quitta la capitale sans un regard derrière lui. Paris s’était rallié à son bon roi Henri IV.

Henri IV par Frans Pourbus le Jeune

Tout le peuple, changé dans ce jour salutaire,

Reconnaît son vrai roi, son vainqueur et son père. 

Extrait de la Henriade, chant dix, de Voltaire. 

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