
Allongée dans son lit, Anastasia écoutait la respiration régulière de sa sœur Maria. Les mains posées sur son ventre, elle tapait la cadence des secondes en harmonie avec le tic tac de la pendule. Pourquoi le temps s’égrenait-il si lentement ? Un rai de lumière filtrait à travers les épais rideaux de velours cramoisi. Derrière la porte fermée de la chambre, les domestiques s’affairaient déjà afin de rendre le palais étincelant pour l’arrivée des invités. Repoussant la courtepointe, la jeune grande duchesse s’assit au bord de son lit. Face à elle, le miroir de l’armoire lui renvoya son reflet. Elle soupira. À douze ans, elle avait encore la silhouette filiforme d’une petite fille. Ses lèvres trop fines lui donnaient perpétuellement un air moqueur et des rondeurs s’attardaient sur ses joues trop roses. Elle enviait ses sœurs, toutes plus jolies les unes que les autres, surtout Tatiana. Comme elle aurait voulu lui ressembler! Tatia, comme elle l’appelait affectueusement, était une véritable beauté. Grande et mince, elle avait hérité de leur mère son port de tête altier et son élégance. Il lui suffisait de battre des cils en feignant la timidité, et les hommes tombaient à ses pieds comme des mouches. Anastasia était particulièrement jalouse de ses longues boucles brunes aux reflets auburn. Elle examina sa propre coiffure avec dépit. Des mèches d’une couleur châtain terne s’échappaient de sa tresse et lui donnaient l’air d’une sauvageonne. Agacée, elle tira la langue à son reflet et se détourna. Elle enfila sa robe de chambre avant de s’éclipser sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Maria.

Dans le vaste couloir, femmes de chambre et valets se livraient à une course contre la montre. Tout devait être parfait en ce jour si particulier. Une domestique, les bras chargés d’un énorme bouquet de lys odorantes, passa devant la jeune fille sans la voir, laissant dans son sillage des effluves parfumées. Telle une petite souris, Anastasia se faufila sans bruit derrière les colonnes de marbre. Dans sa hâte, elle manqua de glisser sur le parquet fraichement ciré et se retint de justesse à une console. Par malheur, le vase en porcelaine posé dessus vacilla et vint se briser à ses pieds. Anastasia jura entre ses dents. C’était un cadeau de l’empereur de Chine à sa mère, et celle-ci y tenait beaucoup. Si on l’attrapait, elle passerait un mauvais quart d’heure. Deux cosaques qui montaient la garde accoururent. En reconnaissant la fille du tsar échevelée et pieds nus, ils se détendirent. L’un d’eux esquissa même un sourire amusé qui fit ressortir l’hideuse cicatrice sur sa joue, lui donnant l’air encore plus effrayant. Anastasia posa son index sur ses lèvres pour leur intimer le silence et les deux hommes retournèrent à leur poste. Après tout, ce n’était pas leur problème si la gamine avait cassé quelque chose.
Anastasia s’éloigna de la scène du crime, non sans avoir jeté auparavant un coup d’oeil prudent autour d’elle afin de s’assurer que personne d’autre ne l’avait vue. Elle savait que les cosaques se tairaient. En revanche, elle avait bien moins confiance envers les domestiques. Fort heureusement, le couloir était vide. Elle passa son nez par la porte entrebâillée du cabinet de travail de son père. Au centre de la pièce trônait un immense bureau vernis sur lequel dossiers et carnets étaient empilés en un agencement anarchique. En bonne place, le tsar avait disposé des portraits de sa femme et de ses enfants de telle manière qu’il put les contempler tout en travaillant. Chaque jour, dès l’aube, il s’asseyait à ce bureau et s’occupait des affaires les plus pressantes. Mais ce matin-là, il n’y était pas. Déçue, Anastasia reprit sa course dans les couloirs du palais. En passant devant les appartements de sa mère, elle redoubla de discrétion. Si la tsarine l’attrapait encore une fois en train de déambuler dans le palais en chemise de nuit, elle aurait droit à un interminable sermon sur la bienséance. Et il n’y avait rien de plus assommant que ses leçons de morale.

Ses pas la menèrent jusqu’à la vaste salle de réception. C’était la pièce la plus luxueuse du palais Alexandre. Quand son père voulait impressionner ses prestigieux visiteurs, il ne manquait jamais de les faire passer par là. De hautes fenêtres en arc de cercle déversaient la lumière du dehors. Sur les murs, plusieurs toiles inestimables donnaient une touche de couleur aux murs de lambris blanc. Au centre, de lourdes colonnes de marbre soutenaient un plafond en ogive. Anastasia s’arrêta un instant devant sa peinture favorite. Elle l’avait examinée sous toutes les coutures et la connaissait par cœur. Représentant la défunte reine de France Marie-Antoinette avec ses enfants, la toile avait été offerte à sa mère par le président français. Quand Pierre Gilliard, son précepteur, lui avait appris le destin tragique de cette reine à l’allure si majestueuse, Anastasia en avait été indignée. Comment son peuple avait-il pu la traiter avec une telle infamie ? Jamais cela ne pourrait arriver en Russie. Son père n’était-il pas le père de tous les Russes ?
Les domestiques s’affairaient autour de la longue table déjà dressée pour le repas pascal. Un valet en livrée, sa règle à la main, mesurait au millimètre près la distance entre chaque couvert. Anastasia ne comprenait pas pourquoi il se donnait tant de mal puisque les convives ne feraient même pas attention. Mais c’était un jour de fête, et la table devait être parfaite. Les assiettes en porcelaine, frappées du blason des Romanov, étincelaient sous la lumière de l’immense lustre en cristal. Au centre, une gigantesque pièce montée décorée de dizaines de petits œufs peints lui donna l’eau à la bouche. Son ventre protesta et elle fut tentée d’aller se servir une part discrètement. Mais c’était une entreprise perdue d’avance, les domestiques étaient trop nombreux. À regret, elle s’éloigna et gagna la terrasse couverte qui surplombait les jardins du palais.

Dehors, le ciel était d’un bleu limpide. Après le rude hiver russe, les premiers rayons du soleil printanier étaient attendus par tous avec impatience. Les oiseaux étaient revenus de leur migration en cette lointaine Crimée où ils avaient passé l’hiver. Leurs chants semblaient être une ode à la nature renaissante. Jetant un coup d’oeil à travers les vitres, Anastasia aperçut son père, assis sur un fauteuil en rotin. Il avait fière allure, dans son uniforme de gala avec ses grosses médailles sur sa poitrine. Un pli soucieux sur le front, il lisait son courrier. Entre ses doigts, il tortillait sa moustache, geste familier qu’il faisait chaque fois que quelque chose le contrariait.
Lorsqu’il vit sa fille, son visage s’éclaira.
-Nastya, que faites-vous déjà debout ? Il est tôt, vous devriez être au lit. Si votre mamotchka vous voit, vous aurez encore des ennuis.
La grande duchesse haussa les épaules et alla s’asseoir sur les genoux de son père. Elle déposa un baiser sur la joue piquante qui sentait bon l’eau de Cologne.
-Où est-il ? lui demanda-t-elle sans préambule.
-De quoi donc parlez-vous ?
-L’oeuf de Fabergé !
Chaque année à Pâques, le tsar commandait au joailler un œuf somptueux pour l’offrir à son épouse. C’était devenu un rituel qu’Anastasia attendait au moins autant que le repas lui-même.
-Petite impatiente, vous attendrez comme tout le monde pour le découvrir, répliqua le tsar, amusé.
-Oh papa, s’il vous plait ! Je vous promets de ne rien dire à personne !
Nicolas II, tsar de toutes les Russies, chef d’un empire qui s’étendait jusqu’aux confins de l’Asie, n’était pas de ceux à qui on tenait tête. Et pourtant, à cette enfant qui ne lui arrivait pas aux épaules, il était incapable de refuser quoi que ce fut.
D’un geste, il tapota un coffret de velours rouge posé sur la table. En le voyant, la jeune fille trépigna d’impatience.
-Pas un mot à votre mère, vous me le promettez ?
Elle acquiesça, et il ouvrit délicatement l’écrin, dévoilant un superbe œuf recouvert d’une mosaïque de pierreries. Avec précaution, Anastasia le caressa du bout des doigts, émerveillée. Les rayons du soleil se reflétaient sur les facettes colorées sur lesquelles des diamants avaient été minutieusement collés. Elle avança la main pour le saisir, mais le tsar l’arrêta.
-Quelle est la surprise à l’intérieur ? lui demanda-t-elle.
-Pour cela, il va falloir attendre encore un peu, répliqua le tsar d’un ton sans appel.
Il referma le coffret, au grand désespoir de la jeune fille. Mais elle n’insista pas, elle se savait privilégiée d’avoir pu découvrir l’oeuf avant son frère et ses sœurs. C’est alors qu’elle remarqua la lettre que son père lisait quand elle l’avait interrompu. Elle reconnut aussitôt le cachet et sa curiosité fut piquée.

-Pourquoi votre cousin vous a-t-il écrit ? Espère-t-il toujours marier son fils Édouard à Olga ? Pauvre Édouard, que Dieu lui vienne en aide !
Le tsar afficha une mine réprobatrice.
-Ne soyez pas méchante envers votre sœur, Nastya, elle ne mérite pas vos perfidies.
-Mais elle est tellement agaçante et ennuyeuse ! Rien de ce que je peux faire ne trouve jamais grâce à ses yeux !
-Vous vous entendez pourtant bien quand il s’agit de voler mes cigarettes pour aller fumer en cachette dans le jardin.
Anastasia prit un air embarrassé. Comment son père avait-il bien pu le découvrir ?
-J’ignore de quoi vous parlez, fit-elle d’une petite voix pas très convaincante.
-Allons, ma fille. Mentir est un pêché, mais mentir le jour de Pâques est un sacrilège.
-Quoiqu’il en soit, le prince Édouard est bien trop amusant et gentil pour passer sa vie avec Olga, répliqua Anastasia, désireuse de changer de sujet.
Le tsar prit le menton de sa fille entre ses doigts afin de l’obliger à le regarder dans les yeux. Comprenant soudain, il sourit.
-Ma petite Nastya aurait-elle une inclination pour le futur roi d’Angleterre ?
La jeune fille se sentit rougir jusqu’à la racine de ses cheveux. Son père lisait en elle comme dans un livre ouvert.
-Il est trop vieux pour moi, fit-elle évasivement.
-Exactement ! Et vous trop jeune pour songer à ces choses-là. Et puis, que ferais-je sans vous ?
-Voulez-vous donc me garder auprès de vous pour toujours ?
-Si je le pouvais, je garderai tous mes enfants avec moi. Mais quand votre tour viendra de vous marier, je vous trouverai le plus charmant des princes du monde.

Sur ces entrefaites, la fenêtre s’ouvrit brusquement. La silhouette gracile de la tsarine Alexandra apparut dans l’embrasure. Elle était accompagnée de son fils Alexis qu’elle couvait plus qu’aucun autre de ses enfants. Seul garçon de la fratrie, Alexis était non seulement l’héritier de la couronne de Russie, mais il souffrait également d’hémophilie. Le moindre saignement, bénin chez n’importe quel autre enfant, pouvait lui être fatal. Pour le soigner, on avait fait appel aux meilleurs médecins, aux prêtres les plus connus, sans succès… jusqu’au jour où un obscur moine à l’allure débraillée et au regard hypnotique s’était présenté à la porte du palais. Alexandra, désespérée de voir son fils perclus de douleurs, avait accepté qu’il rencontre le tsarévitch. Et le miracle avait eu lieu. Là où les médecins avaient tous échoué, par un simple contact, le moine était parvenu à apaiser ses souffrances. Son nom, c’était Raspoutine.

La tsarine embrassa son époux puis mit ses mains sur ses hanches dans une attitude de colère.
-Quelqu’un a cassé mon précieux vase de Chine, déclara-t-elle en lançant un regard accusateur à sa benjamine. Nastya ?
-Pourquoi est-ce toujours moi qu’on blâme ?
-Peut-être parce que vos sœurs sont encore dans leurs chambres en train de se préparer pour la messe. Et que chaque fois qu’il y a quelque chose de cassé, vous en êtes la cause.
Le tsar mit ses mains devant lui dans un geste d’apaisement. Profondément épris de son épouse et fou de ses enfants, il ne supportait pas les querelles et tenait plus que tout à cette vie de petit bourgeois qu’il avait adoptée.
-Allons, allons, de quel vase parlez-vous donc ma chère ? demanda-t-il.
-Celui en porcelaine que l’empereur de Chine m’a offert pour notre mariage !
Le tsar se tourna vers Anastasia.
-Est-ce vous qui l’avez cassé ? J’exige la vérité Nastya.
La jeune fille hocha la tête d’un air penaud.
-Je n’ai pas fait exprès, et il était moche de toute manière.
Le tsar pouffa de rire, et sa femme le fusilla du regard.
-C’est vrai qu’il était hideux, néanmoins, vous auriez dû faire plus attention.
Les sœurs d’Anastasia parurent à leur tour. Toutes trois vêtues de somptueuses robes de dentelle blanches, des gants protégeant leurs mains fragiles, elles renforçaient encore plus l’impression qu’avait la petite dernière d’être le vilain petit canard de la famille.

-Nastya, qu’avez-vous encore fait ? lui demanda Tatiana.
-Mon Dieu, Nastya, ne pouvez-vous vous comporter comme il sied à votre rang ? renchérit Olga.
L’incriminée leur répondit par une grimace.
-Laissez votre sœur tranquille, intervint le tsar. Il ne saurait être question de se disputer le jour de la résurrection du Christ. Et puisque tout le monde est là…
Il saisit le coffret de velours et le tendit à son épouse. Reconnaissant le poinçon de Fabergé, la colère de cette dernière s’envola aussitôt. Aussi impatiente que ses filles, elle l’ouvrit, et des exclamations admiratives s’élevèrent.
-Moi aussi je veux voir, gémit Alexis, trop petit pour distinguer quoi que ce soit. La tsarine prit l’oeuf entre ses mains pour le lui montrer. Le garçon en resta bouche bée.
-Les œufs de monsieur Fabergé sont plus beaux chaque année, s’exclama Maria, incapable de détourner les yeux du précieux objet.
-Ouvre-le maman, fit Alexis en tapant des mains.
-Voulez-vous voir ce qu’il contient ?

Le froid réveilla Anastasia. Il lui fallut quelques secondes pour retrouver ses esprits et se rappeler qu’elle n’était plus au palais Alexandre mais en Sibérie, à Tobolsk. Blottie contre elle pour se réchauffer, Maria dormait d’un sommeil agité. Un goût amer lui monta à la bouche. Elle se redressa et porta une main sur le bas de son dos endolori par le mauvais matelas. Pourquoi s’était-elle réveillée ? Elle aurait voulu prolonger ce rêve qui l’avait plongée dans des souvenirs doux amers. Elle n’avait même pas eu le temps de découvrir ce que l’oeuf contenait. Cherchant dans sa mémoire, elle tenta de se remémorer quelle avait été la surprise. L’avoir oublié la faisait enrager. Elle en aurait pleuré. Quatre ans s’étaient écoulés depuis ce jour de Pâques 1914 où elle avait cassé le vase de sa mère. Quatre petites années, et pourtant une éternité. Quelques mois plus tard, la guerre avait éclaté. Son père était parti au front, laissant les rênes du gouvernement à son épouse. Celle-ci n’avait rien perçu de la menace qui couvait. Elle avait régné d’une main ferme et autoritaire. Comme Marie-Antoinette, elle s’était faite détester de son peuple. En 1917, face à la grogne générale, le tsar avait dû abdiquer. La famille impériale avait été placée en résidence surveillée au palais avant d’être transférée dans une modeste villa de ce bourg perdu de Sibérie. Fidèle à son caractère enjouée, Anastasia avait tenté de remonter le moral des siens. Tant qu’ils étaient ensemble, elle avait été persuadée que rien ne pourrait l’atteindre, ni la rudesse de leurs geôliers, ni leurs conditions de vie de plus en plus précaires. Jusqu’à ce qu’elle fasse ce rêve… Dieu le lui avait-il envoyé pensant que cela la réconforterait ? Ou était-ce au contraire une punition ? Des larmes lui montèrent aux yeux. Cette journée de Pâques s’annonçait bien morose. Aucun œuf de Fabergé, aucun repas, rien qui leur permettrait de fêter ce jour exceptionnel…

Dans la matinée, les membres de la famille se réunirent pour célébrer la messe de Pâques. Ils n’avaient pas le droit de sortir, aussi avait-on placé un autel de fortune dans le salon qui faisait également office d’église improvisée. L’attitude maussade d’Anastasia suscita des inquiétudes de la part de sa mère et de ses sœurs, guère habituées à voir le boute en train de la famille aussi abattu. Mais la jeune fille de seize ans à la robe trop courte et rapiécée maintes et maintes fois avait obstinément refusé de se confier.
Alexis souffrait d’une nouvelle crise. Son genou était gonflé de sang et il ne cessait de gémir de douleur. Son père l’avait porté jusqu’au canapé pour qu’il puisse quand même écouter la messe de Pâques. Raspoutine n’était plus là pour alléger ses souffrances. À l’image de la Russie impériale, il était mort, tué par ses opposants.
-Nastya, pourquoi ne chanteriez-vous pas ? lui demanda son père.
Arrachée à ses sombres pensées, l’ancienne grande duchesse releva la tête.
-Veuillez me pardonner, papa, je n’ai pas le cœur à chanter aujourd’hui.
Alexandra s’approcha de sa fille et posa sa main sur son front avec une inquiétude toute maternelle.
-Êtes-vous souffrante ?
Ils furent interrompus par l’irruption de Yakovlev, leur geôlier. À sa démarche chancelante et son visage rougi, Anastasia comprit qu’il était encore une fois ivre.

-On vous transfère ailleurs, leur dit-il d’une voix pâteuse. Son haleine empestait la vodka.
La tsarine déchue porta la main à son cœur et se laissa tomber sur le canapé, près de son fils.
-Où donc ? demanda le tsar avec cet air d’autorité naturelle qui exaspérait ses gardiens.
-À Iekaterinbourg. Pour votre sécurité.
Anastasia laissa échapper un rire désabusé. Pour leur sécurité ! Personne n’était dupe. On cherchait à les enterrer vivants oui ! Iekaterinbourg était encore plus isolé que Tobolsk. Ils n’en reviendraient jamais.
-Mon fils ne pourra pas supporter un tel voyage ! s’exclama Alexandra, désespérée.
Le geôlier se gratta la tête en réfléchissant.
-Votre mari et vous partirez devant. Prenez une de vos filles si vous voulez. Les autres resteront ici jusqu’à ce qu’il aille mieux.
Les membres de la famille poussèrent des protestations où se mêlaient indignation et désespoir. Être séparés les uns des autres était leur pire cauchemar. Dans son coin, Anastasia serra les poings à s’en faire mal. Elle ne pleurerait pas devant les gardiens. Sa mélancolie se mua en une rage sourde. À son âge, elle n’aurait dû se préoccuper que de robes, de bals, de prétendants… que devenait le prince Édouard ? Son père, le roi George V, essayait-il seulement de les faire libérer ? Ses yeux se posèrent sur une icône représentant la Vierge Marie avec le Christ enfant. Autrefois, elle avait été fascinée par ces visages purs qui la regardaient avec tant d’amour. Ce jour-là, cependant, elle n’éprouva qu’un grand vide dans son cœur. Elle comprit alors la cause de cette tristesse. Ce qu’elle avait perdu était bien plus précieux que sa vie confortable. Ce qu’elle avait perdu, c’était sa foi…
Le tsar Nicolas II, sa femme Alexandra, et la grande duchesse Maria partent pour Iekaterinbourg, laissant Olga, Tatiana et Anastasia s’occuper de leur frère. Ils les rejoignent en mai. Le 17 juillet de la même année, leur gardien, Iakov Iourovski, fait descendre la famille impériale dans la cave de la maison Ipatiev où ils logent. Là, il leur lit l’ordre d’exécution. Tous doivent mourir, même les enfants et les domestiques. Jusqu’au chien de la famille. Les gardes arment leurs fusils et tirent. Tous ne meurent pas sur le coup. Les balles ont ricoché sur les bijoux dissimulés dans les doublures des robes des femmes. On les achève à coups de crosse et de baïonnette. Le forfait accompli, on fait disparaître les corps.

Le destin tragique de la famille impériale suscite un vif émoi dans toute l’Europe. Dès les années vingt, des jeunes femmes prétendant être les grandes duchesses font la une des journaux. La plus connue est sans nul doute Anna Anderson qui toute sa vie cherchera à se faire reconnaître comme étant Anastasia Romanov. Les gens ont envie d’y croire. Hollywood s’empare de l’histoire et en 1956 sort le film Anastasia avec Ingrid Bergman dans le rôle titre. En 1997, c’est sous forme de dessin animé que la petite dernière des Romanov reprend vie. À Broadway aussi, l’histoire inspire, et Anastasia devient une comédie musicale.
De par leur destin tragique, les Romanov sont devenus un mythe intemporel.


