
Adolf Diekmann, commandant du premier bataillon der Führer de la Das Reich, est furieux. La veille, son compagnon d’armes et ami, le commandant Helmut Kampf, que tous ses proches appellent « gueule d’or » en raison de sa dentition entièrement en or, a été enlevé par les résistants et les recherches pour le retrouver n’ont mené à rien. Pour Diekmann, il est temps de frapper un grand coup afin de montrer à ces terroristes ce qu’il en coûte de s’opposer à la glorieuse Das Reich.

Juché sur un blindé, il s’apprête à faire l’un de ses fameux discours fédérateurs dont lui seul a le secret. Ses hommes le regardent avec anticipation. Les vétérans ne cachent pas leur joie à l’idée de ce qui les attend. Les nouveaux se montrent plus hésitants. Parmi eux, de nombreux Alsaciens qui ne savent pas bien à quoi s’attendre.
« Aujourd’hui, vous allez voir couler le sang » ricane Barth, un officier de la compagnie.
L’un des Alsaciens, âgé de tout juste dix-sept ans, déglutit péniblement. Il se demande ce qu’il fiche là. Ne devrait-il pas plutôt être à la ferme avec ses parents à s’occuper des vaches ? Ce n’est pourtant pas comme s’il avait eu le luxe de refuser de s’engager dans la SS. L’hiver précédent, avec plusieurs autres gars du village, il avait été convoqué pour passer une visite médicale. Lors de cette visite, l’officier, après avoir posé le tampon « Volkdeutsch » sur son dossier, quel que soit ce que cela signifie, lui avait bien fait comprendre que s’il se défilait, il y aurait de lourdes conséquences non seulement pour lui, mais également pour sa famille. Quelques jours plus tard, l’Alsacien était dans un train pour Montauban vêtu de l’uniforme noir des Waffen SS. Les mois passés là-bas s’étaient avérés moins désagréables qu’il ne l’avait cru. Il y avait découvert un fort esprit de camaraderie et, si ce n’était l’autoritarisme de Barth et Kahn, il aurait même pu se croire en colonie de vacances.

Mais le débarquement des Alliés en Normandie quatre jours plus tôt avait précipité la fin de son entraînement. Quand sa compagnie avait reçu l’ordre de se mettre en mouvement, il avait compris que les vacances étaient finies. L’état-major allemand leur avait également demandé de faire un peu de ménage en chemin, autrement dit de mettre au pas les terroristes qui gangrènent la région. Ils n’eurent pas eu à les chercher bien loin. À peine avaient-ils quitté Montauban qu’ils essuyèrent leur première embuscade. La répression avait été sévère. Ces deux derniers jours avaient été particulièrement éprouvants. La résistance, prête à tout pour les ralentir dans leur avancée, ne leur laisse aucun répit. La veille au soir, Barth avait raconté en riant la plaisanterie qu’il avait faite aux habitants de Brive. Aux abords de la ville, il était tombé sur l’un de ces terroristes. Après l’avoir exécuté, il avait ordonné aux hommes qui l’accompagnaient d’attacher sa dépouille sur le capot de son automobile. En le voyant entrer dans la ville avec cette macabre décoration, les habitants en avaient été terrorisés. Friedrich, un vétéran du front de l’Est, prétend que rien ne fait plus bander Barth que de lire la terreur dans les yeux de ses victimes. Sans doute a-t-il raison.
La voix grave de Diekmann l’arrache à ses pensées. L’homme est un orateur né. Ses paroles vindicatives suscitent l’enthousiasme dans les rangs et l’Alsacien, plus par automatisme que par conviction, brandit sa main droite.
Non loin, un chien, sans doute alerté par les cris de colère de Diekmann, se met à aboyer, couvrant la voix de ce dernier. Agacé, l’officier sort son pistolet de l’étui attaché à sa taille et d’une main assurée lui tire dessus. Le chien s’effondre, une balle entre les deux yeux. Diekmann n’a pas sourcillé. Il reprend son discours de haine à l’encontre des terroristes, en insistant sur la nécessité de riposter sévèrement.
Barth l’écoute religieusement, un sourire carnassier sur ses lèvres fines. Ses yeux gris habituellement ternes sont éclairés d’une étrange lueur bestiale.
Diekmann termine son discours sous les « zieg heil » de ses hommes. Sans perdre une minute de plus, il disparaît à l’intérieur du char et ordonne au chauffeur de se mettre en route. Suivi par les camions qui bringuebalent les soldats, il quitte la place du village sans un regard derrière lui. De leur présence, il ne reste plus que le cadavre d’un chien encore attaché à sa laisse.


À Oradour-sur-Glane, les habitants profitent du soleil radieux. Les hommes, attablés sur les terrasses des bars, jouent aux cartes tout en faisant des pronostics sur le match de football qui doit avoir lieu le lendemain. Comme chaque samedi, le tramway déverse son flot de citadins venus de Limoges pour profiter de l’air de la campagne mais aussi pour se ravitailler en produits frais. Dans ce paisible village du Limousin, l’occupation allemande n’a guère chamboulé les vies, si ce n’est l’abominable ersatz de café servi dans les bars et les réfugiés mosellans et alsaciens qui sont venus s’y installer en masse. Les Allemands ? Ils viennent rarement jusque là. Parfois, un soldat de la Wehrmacht s’arrête dans une ferme alentour pour demander une omelette. C’est qu’ils adorent les œufs, les boches. La plupart du temps polis, ils se contentent de manger rapidement et repartent sans causer de grabuge.
Sur les bancs de l’école des filles, Odette, du haut de ses neuf ans, mâchonne ses cheveux en regardant par la fenêtre. Quelques nuages moutonneux aux formes amusantes traversent le ciel. Avec toute l’inventivité que confère la jeunesse, elle s’imagine des animaux légendaires prêts à prendre vie sous ses yeux.

Dans l’école des garçons, son frère ne se montre guère plus assidu. Quelle poisse que la visite médicale tombe justement ce jour ! Il fait bien trop beau pour rester enfermé à l’intérieur ! Avec les copains, il a déjà prévu d’aller à la pêche sur les rives de la Glane dès que le maître les libérera. En attendant que chacun soit passé, l’instituteur en profite pour leur faire travailler les tables de multiplication. Dans le fond de la classe, quelques garçons discutent à voix basse du match du lendemain. Comme toujours, Bernard ne cesse de se vanter.
« Mon frère est le meilleur, fanfaronne-t-il. L’équipe adverse n’a aucune chance. »
Exaspéré par les bavardages incessants, l’instituteur fait crisser sa craie contre le tableau noir. L’effet est immédiat. Les enfants poussent des cris en se bouchant les oreilles avec leurs mains.
« Maintenant que j’ai votre attention, dit-il en se tournant vers sa classe, je vous prie de bien vouloir revenir à vos tables. Bernard, combien font 6×8 ? »
Le garçon se mord les lèvres, embarrassé. Il n’a jamais été doué pour le calcul.
« Si ton frère est aussi bon au football que toi en mathématiques, il ne fait aucun doute que mon équipe va lui faire mordre la poussière demain, reprend l’instituteur d’un air amusé.
Bernard devient rouge écarlate sous les éclats de rire de ses camarades.

Soudain, un vacarme assourdissant fait trembler les vitres des fenêtres. Odette se redresse, curieuse. L’un des dragons de son imagination serait-il en train de prendre vie ? L’institutrice fronce les sourcils.
« Restez assises, mesdemoiselles, et continuez votre lecture. Je reviens. »
Elle sort sans un regard derrière elle. Bien sûr, aucune des fillettes n’obéit, et toutes se précipitent aux fenêtres pour voir d’où vient tout ce raffut. Devant l’école, l’institutrice rencontre le maître des garçons, sorti lui aussi. Ils ont tous deux le regard tourné vers l’entrée du village où un panzer vient d’apparaitre. À sa suite, plusieurs autres se positionnent de manière à barrer la rue et des camions remplis de soldats font à leur tour irruption sous les regards médusés des passants.

« Que peuvent bien vouloir ces soldats? » demande la jeune femme. C’est la première fois qu’elle voit ces uniformes noirs ornés d’un double éclair sur le col, et sans qu’elle sache bien pourquoi, ils lui font froid dans le dos.
Son compagnon hausse les épaules.
« Ils se rendent probablement en Normandie. »
Non loin de là, sur la place du champ de foire, tous se sont arrêtés pour observer le cortège des nouveaux venus. Un bébé, apeuré par le bruit, se met à hurler dans son landau. Sa mère le prend dans ses bras pour le rassurer.
Les joueurs de cartes ont interrompu leur partie. Godfrin, un réfugié mosellan, est occupé à rouler une cigarette quand il aperçoit les soldats. Ses mains se mettent à trembler et il renverse son verre sur les cartes à jouer.
« He ! Fais gaffe ! » lui reproche son voisin de table. Mais il ne l’entend pas. Ses yeux sont fixés sur les Allemands.
« Les SS, » murmure-t-il dans un souffle. Son visage est livide. « Ce sont les pires. »
« Et après ? Qu’est-ce qu’ils vont nous faire à nous autres ? On n’est pas des résistants pardi ! »
Les hommes, excepté le Mosellan, rient au bon mot. Au fond d’eux, cependant, une vague inquiétude les saisit.

Dans l’école des garçons, son fils, Roger Godfrin, reconnaît lui aussi l’uniforme noir. La promesse qu’il a faite à sa mère de se sauver s’il voyait des SS lui revient en mémoire.
« Les gars, il faut qu’on se tire, » déclare-t-il à ses amis.
« Tu dis n’importe quoi, pourquoi tu veux qu’on s’en aille ? » rétorque Bernard.
Roger ne répond pas immédiatement. Il ouvre une fenêtre donnant sur les champs de blé encore verts à cette époque de l’année. À l’aide d’un banc, il se hisse contre le rebord puis se tourne vers ses camarades qui le regardent faire, ahuris.
« Ils vont nous tuer si nous restons là. »
Sans laisser le temps à ses camarades de saisir la portée de ses mots, il saute à l’extérieur et s’éloigne en courant.
« Vous avez entendu ce qu’il a dit ? Suivons-le ! »
« On va avoir de gros ennuis si on fait ça. »
« Je veux pas mourir moi !
Les enfants n’ont cependant pas le loisir de discuter plus avant sur la marche à suivre car déjà, l’instituteur est de retour.
« Qu’est-ce qu’il se passe, monsieur ? » demande l’un des élèves.
« Rien qui ne vous concerne. Reprenez vos calculs. »
S’il se veut rassurant, il est en réalité encore plus inquiet que ses petits élèves. Que peuvent bien vouloir ces soldats allemands ? Il s’assoit lourdement sur sa chaise et pose son front dans ses mains.

Pendant que certains soldats encerclent le village afin de ne laisser personne sortir, le gros des troupes pénètre à l’intérieur. L’Alsacien est de ceux-là. Le camion qui le transporte manque de renverser une vieille femme vêtue de noir qui avance péniblement appuyée sur sa canne en bois. Elle trébuche et tombe violemment sur les pavés de la chaussée. Un témoin se précipite vers elle pour l’aider à se relever tout en jurant à mi-voix contre les boches. Ceux-ci l’ignorent. Les camions s’arrêtent et un flot de soldats armés en descend. C’est la première fois que ces habitants voient autant d’Allemands réunis. Un vétéran de la première guerre mondiale crache par terre avec dédain.
Le docteur Desourteaux, qui est également le maire du village, a été alerté par un conseiller municipal. Au volant de son automobile, il ne lui faut que quelques minutes pour arriver sur place. Il se présente à Diekmann. S’il est effrayé par tous ces soldats armés, il n’en montre rien. Après un bref échange, il fait venir le crieur public et lui demande de faire venir tout le monde sur le champ de foire. D’un geste du menton, Barth ordonne à ses hommes de faire le tour de la ville afin de ramasser les éventuels récalcitrants.
L’Alsacien s’engouffre dans les rues pittoresques du village. Il n’a guère besoin d’utiliser la force, la plupart des habitants se montrant dociles. Quand il rentre chez le boulanger, un appétissant fumet vient lui chatouiller les narines. Le parfum des gâteaux lui met l’eau à la bouche.

Assis devant son four, le boulanger ne lui accorde qu’un bref regard.
« Vous n’avez pas entendu ? Tout le monde doit aller sur le champ de foire, » lui dit le soldat d’une voix volontairement bourrue.
« Mais j’ai des gâteaux dans le four, ils risquent de brûler ! »
« On s’en occupera. »
Guère convaincu, le boulanger n’a cependant d’autre choix que d’obéir. Il quitte son magasin, talonné par l’Alsacien qui attrape une énorme brioche dorée au passage.

L’Alsacien se rend ensuite dans l’école communale. À sa vue, les enfants se tassent sur eux-mêmes, apeurés. Malgré sa peur évidente, l’institutrice arbore un air bravache.
« Les enfants aussi doivent se rendre sur le champ de foire ? » demande-t-elle.
« Pas d’exception. »
Il regarde les fillettes se mettre en rang. Certaines pleurent silencieusement. L’uniforme du soldat les terrifie. Le regard de l’Alsacien croise celui d’une enfant à l’écart près de la fenêtre. Ses longs cheveux blonds retenus par un énorme ruban bleu et ses grands yeux azur lui rappellent sa petite sœur, Helga, qu’il n’a pas vue depuis des mois. La ressemblance le déstabilise un instant, mais il se reprend vite. Pas de sentiments. Pas d’émotion. C’est ce qu’on lui a appris.
Peu à peu, les maisons se vident de leurs occupants. Quelques coups de feu sont tirés. Diekmann a été ferme sur ce point : toute personne refusant de coopérer ou ne pouvant se rendre sur la place doit être abattue. La foule immense réunie sur le champ de foire n’est pas tranquille. Elle aussi a entendu les coups de feu. En voyant sa mère, Odette se précipite dans ses bras. Elle est terrifiée par tous ces hommes qui aboient des ordres dans une langue rude. Dans la cohue, elle a perdu son beau ruban bleu tout neuf. Sa mère la réconforte. Elle caresse ses longs cheveux d’or en lui disant que tout ira bien. De tous côtés, les habitants continuent d’affluer. Un vieillard avance en clopinant. Un soldat le pousse sans ménagement avec le canon de son arme.
Lorsque tout le monde est enfin là, Diekmann prend la parole. Ne parlant pas le Français, il fait signe à l’Alsacien de s’approcher.
« Toi ! fait-il en s’adressant à lui. Tu seras mon traducteur. »
L’Alsacien acquiesce, quelque peu impressionné par cette lourde responsabilité.
« Nous savons que des terroristes ont caché des armes dans votre village ! Tous ceux qui refusent de les dénoncer seront considérés eux aussi comme des terroristes et traités avec la plus grande sévérité ! Que les personnes possédant une arme fassent un pas en avant ! »
À mesure que l’Alsacien traduit, les visages blêmissent. Dans les rangs, des murmures s’élèvent.
« Il y a des résistants à Oradour? »
« C’est des conneries tout ça ! Si c’était le cas ça se saurait ! »
« Ils veulent juste nous faire peur. »

Le maire tente de raisonner Diekmann. S’il y avait une cache d’armes dans son village, il le saurait!Mais l’officier l’ignore et reprend :
« Si personne ne se dénonce, nous mettrons le feu aux maisons. »
Il attend quelques instants, puis devant l’absence de réaction des habitants, se tourne vers le maire.
« Désignez trente otages. »
Comprenant la signification de cet ordre, Desourteaux devient livide. Il secoue la tête avec virulence.
« Je.. non.. je ne peux pas faire ça, bafouille-t-il. Puis, reprenant un peu d’assurance, il reprend :
« Personne dans le village n’a connaissance d’un dépôt d’armes, je m’en porte garant.
Face au refus catégorique du maire de coopérer, Diekmann montre des signes d’impatience. Il n’a pas l’habitude qu’on lui tienne tête. Mais le docteur insiste.
« Si vous tenez absolument à avoir des otages, alors prenez-moi. »
L’officier s’esclaffe. L’Alsacien, qui a tout entendu, ne peut s’empêcher d’admirer la bravoure du maire, prêt à se sacrifier pour sauver ses citoyens.
« Puisque vous refusez de coopérer, nous allons procéder à des perquisitions. Les hommes seront emmenés en groupes dans des granges pendant que les femmes et les enfants seront rassemblés dans l’église. Si l’un de vous venait à se souvenir de l’endroit où les armes sont cachées, qu’il se fasse connaître auprès de l’un de mes hommes. »
Le petit Bernard, d’ordinaire fanfaron, se rapproche de son père et son frère. Sa mère étant morte depuis plusieurs années, il sont sa seule famille.
« Je veux rester avec vous, gémit-il.
« Sois courageux, mon fils. Il n’y a pas d’armes à Oradour. Les soldats vont fouiller le village, et quand ils n’auront rien trouvé, ils nous relâcheront et repartiront.
Reconnaissant madame Godfrin, il l’interpelle.
« Voulez-vous bien vous occuper de mon Bernard pour moi ?
La femme, d’ordinaire toujours souriante, semble au désespoir. Reconnaissant l’ami de son fils, elle se précipite vers lui.
« Bernard, as-tu vu mon garçon ?
« Il s’est enfui quand les Allemands sont arrivés, madame.
La femme pousse un soupir de soulagement.
« Dieu soit loué. Mon petit Roger est sain et sauf. »
Les SS s’avancent vers les civils, menaçants. Si la plupart acceptent de se séparer, certaines femmes, terrifiées, s’accrochent au cou de leurs maris. Les soldats les en arrachent sans ménagement.

L’Alsacien, avec plusieurs autres de ses compatriotes, mène un groupe d’une trentaine d’hommes dans une grange. En poussant la porte, il découvre à l’intérieur de vieilles caisses vides, un vélo ainsi que plusieurs pneus d’automobiles crevés.
« Sortez tout ça, » ordonne-t-il aux otages. Ceux-ci ne se le font pas dire deux fois.
Devant l’entrée, l’Alsacien pousse la paille et installe une mitrailleuse comme on le lui a ordonné.
« Regarde ce que j’ai trouvé. T’en veux ? »
Un de ses compagnons lui tend un pot rempli de morceaux de sucre. L’Alsacien n’en a pas mangé depuis des années. Il prend un carré et croque dedans. La sensation du sucre qui fond sur sa langue lui arrache un frisson de plaisir.
« Nom de dieu ! J’avais oublié à quel point c’était bon ! »

Observant la décontraction apparente de ces soldats qui n’ont pas vingt ans, les hommes se détendent à leur tour. Naturellement, ils reprennent la conversation là où elle était restée quand les SS avaient fait irruption dans le village. Seul Godfrin garde le silence.
« Paraît qu’ils ont prévu de mettre Marcel au but demain. »
« T’es sûr ? Marcel est une vraie passoire ! Ces idiots se sabotent eux même ! »
Les Alsaciens aussi bavardent en grignotant le sucre. En Allemand.
« Bon Dieu ! On va rester là encore longtemps ? »
« Quoi ? T’as hâte d’aller te faire trouer la peau en Normandie ? »
« Aucune chance ! J’ai une vraie cuirasse ! »
« N’empêche que c’est long. L’ordre ne devrait pas déjà avoir été donné ? »
« Bah alors le bleu ? T’es impatient de les buter ? »
Ce qu’ils ignorent, c’est que le Mosellan a compris leurs paroles.
« Ils vont nous tuer, » dit-il d’une voix si faible qu’elle en est imperceptible.
Ses compagnons se tournent vers lui.
« Qu’est-ce que tu dis Godfrin ? »
« Ils vont nous tuer, » répète celui-ci d’une voix un peu plus forte, pas assez cependant pour être entendue des soldats.
« Arrête tes conneries, fait l’un d’eux.
Les autres, cependant, ont cessé de sourire. La panique qui se lit sur le visage de leur ami les interpelle.
Ils n’ont cependant pas le loisir de l’interroger plus avant, car en cet instant, un ordre est crié en Allemand depuis l’extérieur.

Entendant le signal, l’Alsacien se met à tirer. Simultanément, des tirs se font entendre de tous les côtés du village. Les hommes n’ont pas le temps de crier. Ils tombent l’un après l’autre. Les derniers touchés s’effondrent sur les corps de leurs camarades. L’Alsacien ne peut détacher le regard du tas de membres ensanglantés, fasciné. Cette œuvre, c’est la sienne. Non ! Il n’a fait qu’obéir aux ordres ! Tous ses compagnons ont fait la même chose ! Il aurait été traité de couard s’ils n’avait pas tiré. Pire, sa famille et lui auraient subi des représailles. Il a la conscience tranquille. Il a tiré car il n’a pas eu le choix. Point.
« Eh ! Tu rêvasses ou quoi ? Viens nous aider ! »
La voix de son camarade le tire de sa stupeur. Il s’approche à son tour des corps sans vie et les recouvre de foin et de paille. L’un des hommes y met le feu, puis ils sortent sans un regard derrière eux.

Dans l’église, les femmes et les enfants, rassurés de se trouver dans ce lieu saint et familier, tentent de conserver leur calme. Mais les pleurs des bébés et les gémissements des enfants ont tôt fait de mettre les nerfs de tout le monde à l’épreuve.
La porte de l’église s’ouvre, laissant passer un rayon de soleil qui éclaire l’autel. La foule s’écarte devant deux soldats portant une énorme caisse. Ils la déposent au centre de l’édifice et allument des mèches. À la stupeur succède la panique. Un mouvement de foule se crée, on se piétine, on hurle. Certains sont tétanisés, d’autres en état de choc. Une explosion assourdissante retentit, et l’église s’emplit d’une épaisse fumée noire. Asphyxiés, femmes et enfants se tassent dans les recoins où l’air est plus respirable. Les Allemands reviennent. Épouvantée, Odette s’accroche désespérément à sa mère. Bernard sent un liquide chaud couler entre ses jambes. Il s’est fait dessus. Tranquillement, les SS s’accroupissent face à leurs victimes. Ils brandissent leurs mitraillettes et tirent dans tous les sens. Leurs visages sont dénués d’expression. Ils n’ont plus d’humain que le nom.

Revenu sur le champ de foire désert, l’Alsacien entend l’explosion. Les cris terrifiés des femmes lui glacent le sang. Il jette un rapide coup d’oeil aux alentours. Il est seul. Les autres sont déjà en train de piller les maisons du bourg. La voiture du docteur Desourteaux n’a pas bougé. Elle ne bougera plus. Du coin de l’oeil, il perçoit un mouvement. Il se tourne, son arme brandie devant lui. Ce n’est qu’un morceau d’étoffe pris dans les branches d’un arbre. Il se détend et s’approche. Décrochant le bout de tissu, il reconnaît le ruban bleu de la petite fille.
« Hé le nouveau! Qu’est-ce que tu fous ?
L’Alsacien se tourne vers son camarade. Celui-ci l’observe d’un air étrange
« Faut pas rester seul. La première bataille est toujours la plus difficile.
-Parce que tu appelles ça une bataille ?
L’autre hausse les épaules.
-Peu importe. C’est la guerre, il y a des dommages collatéraux. Le mieux que nous ayons à faire est d’en tirer parti.
Retrouvant son air enjoué, il brandit une bouteille de vin au dessus de sa tête tel un trophée.
« Heinrich a trouvé ça chez le docteur. Château-Lafite 1928. Il y en a une caisse pleine. Il se refuse rien, le gaillard ! Allez, viens avant que les autres sifflent tout. »
L’Alsacien hésite un instant puis jette le ruban avant d’aller rejoindre ses compagnons d’armes.

Ce 10 juin 1944 à Oradour-sur-Glane, la Das Reich massacre 643 civils. Des hommes emmenés dans les granges, seuls cinq en réchappent. Dans l’église, Marguerite Rouffanche est la seule qui parvient à s’échapper. Son époux, ses deux filles et son petit-fils n’auront pas cette chance. Roger Godfrin, le petit Mosellan qui s’est sauvé à la vue des SS, sera le seul écolier à survivre au massacre. Il perd son père, sa mère et ses sœurs.

Après avoir mis le feu au village, la Das Reich quitte les lieux et passe la nuit à s’enivrer dans une maison située non loin. Certains indices laissent à penser qu’ils y auraient violé des femmes du bourg qu’ils avaient épargnées avant de les massacrer par la suite.
Quelques SS reviendront les 11 et 12 juin pour enterrer les corps afin de rendre leur identification impossible.
Si l’extermination de villages entiers est une pratique courante des SS en Europe de l’Est, le massacre d’Oradour est d’une ampleur inédite en France et choque profondément l’opinion publique.
Jean Pallier, l’un des premiers hommes à pénétrer dans l’église après le massacre, dira :
« Il n’est pas de mots pour décrire pareille abomination. (…) La plupart des corps étaient carbonisés. Mais certains, quoique cuits au point d’être réduits en cendre, avaient conservé figure humaine. Dans la sacristie, deux petits garçons de douze ou treize ans se tenaient enlacés, unis dans un dernier sursaut d’horreur. Dans le confessionnal, un garçonnet était assis, la tête penchée en avant. Dans une voiture d’enfant reposaient les restes d’un bébé de huit ou dix mois. Je ne pus en supporter davantage et c’est en marchant comme un homme ivre que je regagnai le hameau des Bordes. »
Très vite, une question revient : Pourquoi Oradour ? Volonté de marquer les esprits en frappant un grand coup ? Confusion avec un autre village situé dans le même région, Oradour-sur-Vayres, connu pour abriter des résistants ?
Quand la Résistance a vent du massacre, elle exécute aussitôt Helmut Kampf, alias Gueule d’or. Son corps ne sera jamais retrouvé.

La guerre terminée, l’heure est venue de rendre des comptes. En 1953 s’ouvre à Bordeaux le procès des tortionnaires d’Oradour, procès qui aura un écho retentissant dans toute l’Europe. À la barre des accusés, point de dirigeant SS.

Heinz Lammerding, bien qu’il n’ait pas été présent à Oradour, est le commandant de la Das Reich. Jugé, il est condamné à mort par contumace. En effet, Lammerding réside en Allemagne de l’Ouest et celle-ci refuse de l’extrader. L’ancien commandant dirige une entreprise de travaux publics à Düsseldorf où il coule une vie paisible et prend sa retraite avant de mourir d’un cancer en 1971…
Adolf Diekmann, le SS le plus haut gradé présent à Oradour, aurait pu répondre à bien des questions. Seulement voilà, il est tué sur le front de Normandie à la fin du mois de juin 1944. Sa tombe est encore visible au cimetière allemand de la Cambe.
Otto Kahn, comme son supérieur hiérarchique, réside en Allemagne où il n’est guère inquiété, et meurt en 1977.

Heinz Barth, condamné à mort par contumace, se terre sous une fausse identité en RDA. Finalement reconnu et jugé en 1983, il est condamné à la prison à vie. Mais en 1997, au vu de son état de santé, on le libère. En 1991, il obtient même une pension car il est « mutilé de guerre ». Il mourra libre en 2007.
21 hommes sont présents à la barre des accusés en 1953. Parmi eux, 14 Alsaciens. La défense met en avant l’impossibilité pour ces Alsaciens de se soustraire à l’enrôlement dans la SS. On les appelle les « malgré-nous. »

Le sergent Lenz ainsi qu’un Alsacien engagé volontaire sont condamnés à mort. Les autres écopent de peines de prison ou de travaux forcés. En Alsace, c’est la stupéfaction. On demande la suspension des peine prononcées à l’encontre de ces malgré-nous, des victimes, eux aussi, de la guerre. On prône l’unité nationale. Dans le Limousin, la colère gronde. Rien ne peut justifier le massacre d’Oradour, les coupables, quels qu’ils soient, doivent payer. Mais la loi d’amnistie est votée, tous les Alsaciens sont relâchés. Les cinq Allemands jugés voient leurs peines réduites et sont eux aussi libérés quelques mois plus tard. Quand aux deux condamnés à mort, la peine est commuée en réclusion perpétuelle.
Je laisse le mot de la fin à Robert Hébras, dernier survivant du massacre encore en vie:
On ne peut tuer au nom d’une théorie raciste et il n’existe aucun Dieu pour accepter que l’on massacre en son nom. On dit qu’il faut savoir pour ne jamais recommencer ses erreurs. Désormais, nous savons.