
En ce début d’été, une agitation festive s’est emparée de la capitale du royaume de France. Malgré la chaleur accablante, tout Paris se presse aux abords de la rue Saint-Antoine pour assister au tournoi. Pour l’occasion, le roi Henri II, grand amateur des romans de chevalerie, n’a pas regardé à la dépense. C’est que l’on fête non pas un, mais deux mariages royaux. D’abord celui de sa sœur, Marguerite, au duc Emmanuel-Philibert de Savoie. Ensuite, et surtout, celui de sa fille ainée, Elisabeth, avec le roi d’Espagne Philippe II. Un mariage bien singulier qui s’est déroulé par procuration, le futur époux n’ayant pas daigné faire le déplacement. Pour le représenter, il a envoyé un émissaire, qu’Henri II, dans sa rivalité avec l’Espagne, est bien décidé à impressionner.


Philippe II et Élisabeth de France

Les spectateurs prennent place dans les tribunes installées de part et d’autre de la rue Saint-Antoine où se dérouleront les joutes. Les pavés ont tous été enlevés, remplacés par du sable. Dominant la rue de sa masse sombre, le vieil hôtel des Tournelles a revêtu ses habits de fête. Cachant sa façade décrépie, les drapeaux aux armes de France, de Savoie et d’Espagne flottent de concert, symboles de l’union des trois maisons. Des guirlandes de fleurs et de lierre s’enchevêtrent sur les murs en une explosion de couleurs et de parfums qui se mêlent aux effluves sucrées émanant des paniers des marchands d’oublies.
Soudain, les trompettes retentissent. Comme par magie, le tumulte anarchique cède aussitôt la place à un silence quasi solennel. Les cous se tordent vers l’estrade monumentale surmontée d’un somptueux dais de tenture bleu nuit décoré de fleurs de lys en or. Le roi, rayonnant dans son pourpoint blanc tissé de fils d’argent, fait son apparition. Ses chausses de satin laissent saillir la musculature de ses jambes rompues à l’exercice. Bien qu’il ait atteint l’âge de quarante ans, il conserve la carrure sportive de sa jeunesse, héritée de son père, feu le roi François Ier. À ses côtés, son épouse, la reine Catherine de Médicis, engoncée dans une robe de brocard pourpre qui accentue sa silhouette empâtée,croule sous les perles et les pierres précieuses.


Si le couple est particulièrement mal assorti, ce n’est pourtant rien en comparaison de celui formé par leur fils ainé, le dauphin de France, et sa femme, l’orgueilleuse reine d’Écosse Mary Stuart. Quand cette dernière apparaît sur l’estrade, des murmures admiratifs s’élèvent depuis les gradins. Port princier, visage de madone, elle a déjà tout d’une reine. Où qu’elle aille, la jeune Mary capte tous les regards. Dominant d’une tête son frêle époux, elle possède une grâce dans ses mouvements qui force l’admiration de ses plus ardents détracteurs. Son abondante chevelure, domptée dans une résille de perles, entoure son visage au teint d’albâtre d’une auréole de feu.
De son regard qui voit tout, Catherine de Médicis l’observe attentivement, attardant un instant ses petits yeux globuleux sur son ventre. Cela fait plus d’un an que Mary est mariée à son fils, mais sa silhouette reste désespérément fluette. Si Catherine espérait avoir un petit-enfant rapidement, elle commence désormais à douter sérieusement de la virilité de son fils. À seize ans, le dauphin François paraît en avoir à peine douze. Faible de corps et d’esprit, il passe le plus clair de son temps enfermé dans ses appartements, en proie à une mélancolie d’où seule son épouse parvient à l’en sortir. Catherine n’est pourtant pas inquiète pour la continuité de la dynastie des Valois. Après avoir elle-même mis des années avant d’enfanter, elle a finalement donné à la couronne pas moins de quatre fils et trois filles. Si par malheur le roi et le dauphin venaient à mourir, la succession serait assurée par ses autres fils.

La reine s’assoit sur le fauteuil qui lui est réservé au centre de l’estrade. Derrière elle, une volée de jeunes filles vêtues de robes aux couleurs chatoyantes discute avec animation du tournoi, chacune allant de ses pronostics sur son favori. Abritées du soleil par le dais, elles arborent des parures somptueuses qui mettent leurs gorges diaphanes en valeur. Soudain, leurs babillages se font moins audibles. Certaines se mettent à chuchoter derrière leurs éventails. Comme si Catherine ne pouvait entendre leurs commérages… Assise près d’elle, Mary Stuart se retourne brièvement avant de jeter un coup d’oeil inquiet à sa belle-mère. Stoïque, la reine fait mine de n’avoir rien remarqué. Elle n’ignore pourtant pas la cause de ces murmures, reconnaissant le parfum floral de la dame qui vient d’arriver. Diane de Poitiers, est vêtue de noir et blanc, couleurs de deuil. À presque soixante ans, la beauté de la maitresse du roi ne faiblit pas, et Henri II en est aussi amoureux qu’au premier jour. À tel point que pour le tournoi, il a décidé de porter ses couleurs ! Un affront de plus que la reine subit avec dignité. Elle a compris depuis bien longtemps que jamais elle ne rivaliserait avec la belle Diane dans le cœur de son époux. Si elle en a nourri de l’amertume au début de son mariage, elle a fini par se résigner, encaissant les humiliations avec toute la dignité attendue d’une reine de France.
Les trompettes retentissent une nouvelle fois, marquant le début du tournoi. Les premiers à s’affronter sont Jacques de Savoie-Nemours et Saint-André. L’apparition du fringant Jacques sur sa monture à la robe de jais cause un certain émoi parmi les demoiselles. Beau, Jacques de Savoie-Nemours l’est sûrement. Dangereux, c’est indéniable. N’a-t-il pas promis le mariage à la pauvre Françoise de Rohan avant de vilement l’abandonner alors qu’elle était grosse de ses œuvres ? Il s’avance devant l’estrade où Catherine le toise avec dédain. Ignorant le regard assassin, son éternel sourire de séducteur sur les lèvres, il se penche en un salut qui déclenche des rires nerveux. Catherine se retient de lever les yeux au ciel. Ses filles n’ont donc rien appris de la mésaventure de cette pauvre Rohan ? Le regard de Jacques s’attarde brièvement sur l’une des femmes de l’assistance, assez cependant pour que la reine le remarque. Elle tourne la tête vers la chanceuse, ou plutôt la malheureuse, qui a attiré l’attention du fanfaron. Les joues empourprées par la gêne, la duchesse de Guise s’évente de plus belle pour tenter de garder une contenance. La reine reste un instant coite. Le duc de Guise n’est-il pas le plus proche ami de Nemours ?

Le bellâtre s’éloigne d’un trot rapide, sous les acclamations de la foule. Saint-André, qui n’a ni la jeunesse, ni les attraits de Nemours, s’avère moins populaire. Il vient à son tour saluer sa reine qui lui rend son sourire avec affabilité avant de prendre position à l’autre bout de la rue. Les deux jouteurs enfilent leurs casques et baissent leurs visières. Les écuyers tendent à chacun une longue lance en bois. Au signal, ils éperonnent leurs montures qui s’élancent, excitées par les cris de la foule. La lance de Saint-André heurte de plein fouet Nemours. Derrière Catherine, ses demoiselles poussent un petit cri effrayé. Nemours vacille un instant sur sa selle puis reprend les rênes en main. Quel dommage, songe la reine, il m’aurait plu de voir ce cuistre mordre la poussière…
Les plus grands noms que compte le royaume s’affrontent tour à tour dans ce combat de coq, pour le plus grand plaisir des Parisiens. François de Guise, aussi féroce durant le tournoi que sur les champs de bataille, n’a aucun mal à toucher ses adversaires. Seul Gabriel de Lorges, comte de Montgommery, lui donne du fil à retordre. Capitaine de la garde écossaise, l’homme de vingt-neuf ans fait preuve d’une agilité et d’une force qui ravissent l’assistance.

Dans le ciel d’un bleu sans nuage, le soleil commence à décliner. Mais le meilleur est gardé pour la fin… Le roi en personne entre en lice. Il a troqué son pourpoint et ses haut de chausses pour une splendide armure dorée d’apparat finement ouvragée. Sur son plastron, des lions dressés sur leurs pattes arrières encadrent la fleur de lys royale. Le chanfrein de sa monture est protégé par une plaque d’acier dorée tandis qu’un immense drap bleu roi recouvre son dos et ses flancs. En le voyant, Catherine de Médicis sent l’angoisse l’envahir. Le matin même, prise d’un mauvais pressentiment, elle a tenté de dissuader son époux de jouter. Mais celui-ci, désireux de prouver sa vigueur, a balayé ses peurs d’un revers de la main.
Son premier adversaire n’est autre que son beau-frère, le duc de Savoie. Les deux hommes viennent saluer la loge royale. Le regard du roi s’attarde un long moment sur sa maitresse, laquelle l’encourage silencieusement. Les trompettes sonnent, et les jouteurs s’élancent. La lance du roi touche Savoie de plein fouet. Bon perdant, et surtout heureux de n’avoir pas blessé son souverain, le duc le congratule d’une tape dans le dos.
« Votre cheval est extraordinaire, mon frère ! » s’émerveille le roi.
« Sire, Malheureux est la perle de mes écuries. Si cela vous est agréable, il est à vous. »
Le regard d’Henri s’illumine.
« Cela me serait fort agréable, et je vous en remercie. »
Comme en écho à cette conversation, le cheval, qui répond au doux nom de Malheureux, tape le sol de sable de ses sabots.

Sous le dais royal, Catherine respire. Mais galvanisé par les acclamations des spectateurs, Henri n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin. Pour la deuxième joute, il affrontera Guise. L’arrogant duc, d’ordinaire si sûr de lui, hésite. S’il lui est inconcevable de perdre, il l’est tout autant de risquer de blesser le roi. Lorsque les deux cavaliers se croisent, aucun ne parvient à toucher l’autre de sa lance. Guise l’a jouée fine. Le souverain, essoufflé, relève sa visière. Pas question de rester sur un demi échec ! Le tournoi doit se terminer par une victoire. Par sa victoire ! Il désigne Montgommery, le favori de la journée. Ce dernier, aussi mal à l’aise que les deux jouteurs précédents, ne peut que se soumettre à la volonté du souverain. Les chevaux s’élancent au galop, la lance de Montgommery touche le roi qui vacille un instant mais reste en selle.

Les deux hommes ôtent leurs casques dans lesquels la chaleur est intenable. Les cheveux d’Henri lui collent aux tempes et de grosses gouttes de sueur perlent le long de sa mâchoire.
« Recommençons ! s’écrie-t-il, vindicatif.
Montgommery blémit.
« Mais Sire, c’est contraire au règlement ! lui rappelle Vieilleville.
« Je suis le roi, le règlement c’est moi qui le fais !
Pâle comme la mort, Catherine de Médicis envoie à son époux un messager pour tenter de lui faire entendre raison. Mais celui-ci refuse de s’arrêter là. Ce sera sans doute son dernier tournoi, et il veut finir sur une victoire retentissante.
« Sire, il serait peut-être raisonnable de nous arrêter, tente de le convaincre Montgommery. Les chevaux sont épuisés, et vous n’avez point démérité.
« Sûrement, vous n’avez pas l’intention de vous défiler, vous, le capitaine de la garde écossaise? Ne soyez pas un pleutre, Montgommery, affrontez votre roi, je l’exige!

Le jeune écossais pâlit sous l’injure mais ne pipe mot. Les deux hommes s’éloignent en trottant de chaque côté de la rue. Montgommery a tout juste le temps de mettre son casque que le roi s’élance au galop, sa lance brandie devant lui. Il attrape à son tour la première lance qui lui tombe sous la main et éperonne sa monture à la rencontre du roi. Quand les deux jouteurs se croisent, le bras de Montgommery tremble sous la violence du choc. Un sinistre craquement retentit. Des éclats de bois volent tout autour d’eux. Après avoir ripé sur le plastron du roi, la lance de l’Écossais s’est fichée dans sa visière mal fermée. Dans les tribunes, des cris horrifiés s’élèvent. La reine bondit sur ses pieds, une main sur sa poitrine palpitante. La funeste prédiction de Nostradamus lui revient en mémoire…
Le lion jeune le vieux surmontera,
En champ bellique, par singulier duel,
Dans cage d’or les yeux lui crèvera,
Deux classe une, puis mourir, mort cruelle !
Sur l’armure de Montgommery elle reconnait les armes de l’Écosse, un lion sur fond d’or…

Le roi s’est effondré sur l’encolure de Malheureux, ses bras ballants s’agitant au rythme des enjambées du cheval. Son corps inerte tombe au sol comme une poupée de chiffon.
Terrifié, Montgommery se précipite vers lui. Les seigneurs accourent. Délicatement, on lui ôte son casque. Son visage est recouvert de sang. Guise est le premier à se ressaisir. Lui même n’a-t-il pas survécu à une blessure similaire grâce à l’habileté d’Ambroise Paré ?
« Qu’on emmène le roi aux Tournelles, et qu’on fasse venir le chirurgien à son chevet, » ordonne-t-il d’une voix autoritaire qui laisse présager de sa future position auprès du dauphin.


La plaie d’Henri II s’infecte. Il succombe le 10 juillet 1559, après dix jours d’une terrible agonie, malgré l’acharnement d’Ambroise Paré à vouloir le sauver. Ce dernier ira jusqu’à reproduire la blessure du roi sur des condamnés à mort, sans succès. Vésale, considéré comme l’un des plus grands médecins de la Renaissance, est mandé auprès du souverain moribond. Il arrive de Bruxelles le 3 juillet, mais tout son savoir-faire ne sera pas suffisant pour sauver le roi. On parle alors de le trépaner, avant d’abandonner l’idée. Pour Vésale,
« le cerveau a cogné contre le crâne et a été ainsi plus commotionné et troublé que ce que le crâne aurait pu montrer. »
Plus sûrement que la plaie, ce serait donc une commotion cérébrale qui aurait causé la mort d’Henri II.
Dans ses brefs moments de lucidité, le roi bénit son fils, ordonne que le mariage de sa sœur ne soit pas reporté, et absout Montgommery.
« Vous n’avez besoin de pardon, ayant obéi à votre roy et fait acte de bon chevalier et vaillant homme d’armes. »
Mais si le roi se montre magnanime, ce n’est pas le cas de la reine et des autres seigneurs. L’Écossais prend la fuite, se rend en Italie et en Angleterre où il se lie d’amitié avec la reine Elisabeth. Attiré par le protestantisme, il se convertit. Il revient en France quelques années plus tard et devient l’un des plus virulents chefs de guerre huguenots. Réchappant de peu au massacre de la saint-Barthélémy, il est finalement arrêté en 1574. « Celui qui tua a jouster le roy Henry » est condamné à mort et décapité en place de Grève.
La mort d’Henri II marque un tournant dans l’Histoire de France et le début d’une longue période de troubles qui prendra fin avec Henri IV. De ses quatre fils, trois règneront, mais aucun n’aura d’héritier mâle. La branche des Valois s’éteindra moins de trente ans plus tard, cédant la place aux Bourbons.

François II, le chétif dauphin, est couronné roi. N’ayant pas les épaules pour gouverner, il se laisse influencer par les oncles maternels de son épouse Mary Stuart. Ces oncles, ce sont les très catholiques frères de Guise. Avec eux, point de conciliation, mais une répression féroce envers les protestants qui s’indignent que ces parvenus gouvernent la France. François II ne régnera qu’un an, avant de succomber d’une infection à l’oreille.
Catherine de Médicis, accablée par la mort de son époux, abandonne ses robes colorées et ses bijoux pour porter le deuil qui deviendra sa marque de fabrique. À la cour, Diane devient persona non grata. Si Catherine de Médicis lui reprend le château de Chenonceaux, elle lui donne Chaumont sur Loire. Un échange financièrement intéressant pour la jolie Diane qui montre que la reine ne nourrit pas tant de rancoeur que cela envers son ancienne rivale. Diane se retire dans son château d’Anet où elle passera les dernières années de sa vie.
L’hôtel des Tournelles est abandonné, puis démoli sur ordre de Catherine de Médicis. Henri IV y créera la place Royale, connue aujourd’hui sous le nom de place des Vosges.
« Que mon peuple persiste et demeure ferme en la foi en laquelle je meurs… »
Les derniers mots d’Henri II sonnent comme un prélude aux guerres de religion qui mettront le royaume à feu et à sang…