William McMaster Murdoch, premier officier du Titanic

Accoudé au bastingage, William Murdoch s’octroya quelques instants de répit avant le raz de marée. Il était sur le pont depuis l’aube à superviser les derniers préparatifs et n’avait pas eu une minute à lui. Du revers de la main, il essuya son front trempé de sueur. Malgré le froid vif, le soleil brillait dans un ciel bleu sans nuage. Une journée parfaite pour naviguer, songea-t-il. 

Sur le pont, les marins faisaient de grands gestes des bras en recommandant aux dockers de faire plus attention. Ces derniers étaient en train de charger une énorme caisse dans les cales. C’était probablement la Renault qu’un passager de première classe ramenait en Amérique, Murdoch l’avait vue sur la liste de la cargaison. 

Il n’était pas encore neuf heures, mais les quais de Southampton étaient déjà noirs de monde. Toute la ville était venue assister au départ du paquebot pour son voyage inaugural. Se faufilant entre les fiacres, les marchands ambulants haranguaient les passants, tandis que les petits vendeurs de journaux, casquette vissée sur la tête, brandissaient leurs périodiques à bout de bras. Sans surprise, le paquebot que la presse avait qualifié de « pratiquement insubmersible » faisait la une. Cette atmosphère festive était partagée par tous, même par les passagers de troisième classe qui s’agglutinaient au contrôle sanitaire. Beaucoup d’entre eux avaient tout abandonné dans l’espoir de faire fortune dans cet Eldorado qu’on appelait les États-Unis. Serrant leur petite valise qui contenait toute leur vie, ils affichaient un sourire radieux. Le Titanic n’était pas qu’un simple paquebot, il représentait pour eux la première étape d’une vie qu’ils espéraient meilleure. 

Murdoch tirait une certaine fierté d’avoir été choisi pour participer au voyage inaugural. Cependant, sa joie était teintée d’amertume. Nommé commandant en second, il avait été rétrogradé à la dernière minute. La compagnie qui l’employait, la White Star Line, avait en effet jugé préférable de confier cette position lourde de responsabilités à un homme plus expérimenté. Ainsi, Henry Wilde avait été nommé à sa place tandis qu’il se retrouvait simple premier officier, à la place de Lightoller qui de ce fait devenait deuxième officier. David Blair, lui, avait été purement et simplement évincé. Vexé de ne plus être du voyage, il avait débarqué à la hâte, emportant avec lui la clé du coffre qui contenait les jumelles pour la vigie. Murdoch n’avait même pas eu le temps de changer d’uniforme, et les galons de commandant en second qui ornaient ses manches lui rappelaient à chaque instant la position qu’il aurait dû occuper.

« Ha, monsieur Murdoch ! Tout est prêt pour accueillir nos clients ? »

J. Bruce Ismay, directeur de la White Star Line

Reconnaissant la voix du directeur de la White Star Line, l’officier ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel. Joseph Bruce Ismay participait à tous les voyages inauguraux des paquebots de sa compagnie, et il n’aurait manqué celui-ci pour rien au monde. Mais sa propension à vouloir tout savoir et tout contrôler le rendait impopulaire auprès des officiers. 

Murdoch se retourna vers l’importun, affichant un sourire qui n’avait rien de naturel.

-Comme vous pouvez le voir, nous chargeons les dernières caisses, monsieur Ismay. Nous devrions avoir bientôt terminé.

Ismay caressa son immense moustache brune d’un air satisfait. Murdoch, lui, avait rasée la sienne pour faire plaisir à Ada, sa bien-aimée épouse, mais il lui arrivait encore de porter sa main à ses lèvres comme il le faisait jadis pour la lisser. Le directeur de la compagnie, vêtu d’un élégant costume trois pièces gris anthracite, avait tout du dandy britannique. D’un geste, il sortit une luxueuse montre maintenue dans la poche de son veston par une chaînette en or. 

-Parfait, fit-il en jetant un rapide coup d’oeil au cadran. Il ne saurait être question de prendre du retard.

-Bien évidemment, monsieur. 

Comme tous les Britanniques, Ismay accordait une importance capitale à la ponctualité. Il alla s’enquérir des détails techniques auprès de Pitman, qui savait moins bien que Murdoch cacher son irritation. 

Laissant son compagnon se débrouiller avec le directeur, Murdoch se rendit à la coupée du navire où il superviserait l’embarquement des passagers de troisième classe. Ceux des premières et deuxième classes n’ayant pas besoin de passer par le contrôle sanitaire, ils n’étaient pas encore arrivés. Plusieurs stewards avaient déjà pris place afin d’aider les nouveaux arrivants à se retrouver dans les dédales des corridors. À neuf heures tapantes, le branle-bas de combat commença. Les premiers passagers s’avancèrent sur la passerelle. En pénétrant dans le paquebot rutilant, plusieurs d’entre eux poussèrent des exclamations d’admiration. Beaucoup n’avaient jamais quitté leur campagne, aussi furent-il ébahis par les dimensions gigantesques du navire. Certains étaient inquiets, se demandant comment un tel monstre pouvait bien rester à flot. Mais la plupart affichaient un sourire satisfait devant un tel déploiement de luxe, même en troisième classe.

Quelqu’un tira sur la manche de Murdoch. Surpris, il baissa les yeux. Un jeune garçon vêtu d’un manteau trop grand pour lui l’observait d’un regard émerveillé. Attendri, l’officier lui sourit.

-Y’a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, mon jeune ami ?

L’enfant se mordit les lèvres, sans nul doute impressionné par l’uniforme.

-Vous êtes le capitaine de ce grand bateau ? lui demanda-t-il d’une petite voix toute timide. 

Murdoch rit.

-Hélas non, je ne suis qu’un simple officier. J’aide le capitaine à naviguer quand il veut se reposer.

Remarquant un livre à la reliure élimée que le garçon serrait contre sa poitrine comme s’il se fut agi d’un trésor inestimable, il lui demanda :

« Qu’est-ce que vous lisez ?

L’enfant lui montra la couverture. À en juger par l’état de l’ouvrage, il avait fait son temps.

-L’île au Trésor. C’est mon livre préféré.

-Vraiment ? Figurez-vous que moi aussi ! 

Le visage du garçon s’illumina. 

-C’est vrai ? Vous avez déjà vu des vrais pirates ?

Murdoch s’apprêtait à répondre quand il remarqua une passagère qui se dirigeait vers eux. 

La famille Goodwin. Harold est assis au centre

-Harold Victor Goodwin ! Je t’avais dit de ne pas t’éloigner ! 

La pauvre femme semblait épuisée et perdue. Elle portait d’une main une vieille valise en cuir tout en tenant dans ses bras un enfant qui ne devait pas avoir deux ans. À ses côtés, ses ainés se chamaillaient bruyamment. 

« Pardonnez-moi, capitaine, j’espère que mon fils ne vous a pas importuné, fit la femme d’un air gêné. 

Décidément, c’était de famille de l’appeler capitaine.

-Maman, il est officier, pas capitaine, rectifia le garçon. 

-Tous ces enfants sont à vous, madame ? 

Elle acquiesça. 

-Ces cinq-là, oui. Mon fils ainé est avec mon époux, à l’avant du navire. Voyez-vous, il n’y avait pas de cabine assez grande pour nous loger tous ensemble.

Murdoch fut pris de compassion pour la jeune femme. Il chercha du regard un steward pour l’aider mais tous étaient déjà occupés. Il reconnut alors Hichens qui passait près d’eux. Ce n’était pas l’homme le plus cordial du monde mais il ferait l’affaire.

-Monsieur Hichens, fit-il, veuillez accompagner madame jusqu’à sa cabine.

-Mais monsieur Murdoch… commença-t-il.

-C’est un ordre Hichens. 

Le marin lui lança un regard noir. Il était quartier-maître, pas steward. Néanmoins, l’ordre venant de son supérieur hiérarchique, il ne pouvait s’y soustraire.

-Suivez-moi, fit-il en grommelant. 

Madame Goodwin remercia chaleureusement Murdoch. Alors qu’il s’éloignait, le jeune garçon se retourna et fit un salut de la main à son nouvel ami. Celui-ci lui répondit en portant sa main à sa casquette. Murdoch se sentait à l’aise avec les enfants. Il aimait leur spontanéité et leur joie de vivre. Malheureusement, Ada et lui n’avaient pas réussi à en avoir, un regret qu’ils partageaient tous deux. Elle lui disait parfois sur le ton de la plaisanterie où perçait une pointe de tristesse : « vous auriez dû choisir une femme plus jeune, mon ami. » Mais pour Murdoch, ça n’avait pas été une option. Dès l’instant où son regard s’était posé sur Ada, qu’il avait rencontrée sur un navire où il travaillait, il avait su qu’elle deviendrait sa femme. 

Peu avant midi, l’officier remonta sur le pont arrière. Les derniers passagers étaient en train d’embarquer. Assisté de Pitman, le troisième officier, il devrait guider le paquebot jusqu’à la sortie du port. C’était une manœuvre périlleuse, mais il avait l’habitude. Avant d’être nommé sur le Titanic, il avait passé plusieurs mois à bord de son jumeau, l’Olympic. De dimensions presque similaires, les deux navires répondaient de la même manière aux commandes du gouvernail. 

Sur les quais, la foule avait encore grossi. Aux curieux s’étaient ajoutés les proches des passagers venus leur dire au revoir. Perché sur une estrade, un homme muni d’une caméra était venu spécialement de Londres pour immortaliser le départ. 

Sur le paquebot, tous les ponts avaient été investis par les passagers. D’aucuns pleuraient, d’autres saluaient un mouchoir à la main. La plupart étaient simplement heureux d’être là. Murdoch reconnut le petit Harold Goodwin. Les deux pieds sur la rambarde pour mieux voir, il faisait de grands signes de la main aux personnes sur le quai. 

Herbert Pitman, troisième officier du Titanic

Soudain, un bruit assourdissant retentit. C’était le signal du départ. Le Titanic était prêt pour sa toute première traversée. Avec émotion, Murdoch donna ses ordres aux marins, et Pitman les retransmit à l’aide du téléphone. Lentement, le géant s’ébranla. Il ne fallait pas moins de six remorqueurs pour amener le colosse hors du port. La foule sur les quais se fit de plus en plus petite. Gagné par l’excitation générale, Murdoch affichait un sourire ravi. Tout se passait à merveille. Depuis la passerelle, le commandant Smith ordonna la mise en route des hélices et le paquebot prit lentement de la vitesse.

Soudain, des cris alertèrent Murdoch. Il se précipita à la rambarde où plusieurs matelots montraient quelque chose du doigt. Les écartant sans ménagement, il se pencha. Avec horreur, il vit le SS New-York dériver dangereusement vers la coque du paquebot. Ses amarres avaient probablement été rompues par les tourbillons des hélices. À côté de lui, Herbert Pitman laissa échapper un juron.

-Herbert, prenez le mégaphone et dites au remorqueur le plus proche de venir à bâbord ! 

photographie prise depuis le Titanic

L’officier junior s’exécuta, et quelques secondes plus tard, le remorqueur Vulcain se positionna entre les deux navires. Le New-York n’était plus qu’à un mètre du Titanic. À bord du remorqueur, les marins lancèrent une corde au navire en dérive afin de le ralentir. Entre-temps, un second remorqueur était arrivé sur les lieux. À eux deux, ils parvinrent à reprendre le contrôle du navire rebelle. Murdoch se détendit. La collision avait été évitée de peu. Il n’osait imaginer le tapage médiatique si le Titanic, fierté de la White Star Line, avait heurté un autre navire à peine quelques minutes après avoir quitté le port. La traversée inaugurale aurait été annulée et le paquebot immobilisé pour être réparé pendant plusieurs mois. 

Sur le pont arrière, certains marins étaient blêmes. L’un d’eux se signa en murmurant :

-C’est un mauvais présage. Regardez le nom du bateau.

Le Titanic évitant de justesse une collision avec le New-York

Murdoch percevait en effet l’ironie de la situation. Ce n’était pas n’importe quel navire qui avait failli les heurter, c’était le New-York, la ville où le Titanic devait se rendre… Mais l’officier n’était pas un superstitieux et il haussa les épaules avec désinvolture. Il avait côtoyé suffisamment de marins dans sa vie pour savoir que ces derniers voyaient des présages partout. 

Le remorquage du SS New-York fut fastidieux et le Titanic repartit avec une heure de retard sur l’horaire prévu. Il atteignit les côtes françaises en fin de journée et donna trois coups de sirène pour annoncer son arrivée. Le port de Cherbourg était trop petit pour accueillir le géant, aussi jeta-t-il l’ancre au large tandis que deux transbordeurs amenaient les passagers et les bagages à bord. Cela n’empêcha pas les Français de souhaiter la bienvenue au paquebot. En son honneur, ils donnèrent pas moins de vingt et un coups de canons. En réponse, l’orchestre du Titanic, installé sur le pont promenade, joua la Marseillaise. 

Le Titanic et l’un de ses transbordeurs à Cherbourg, dessin de Ken Marschall

Murdoch, qui avait déjà oublié l’incident de Southampton, était en charge de l’embarquement à tribord. Il était soulagé de ne pas avoir une nouvelle fois Ismay dans les pattes. Celui-ci était à bâbord où il tenait à accueillir personnellement les nombreux passagers de première classe qui embarqueraient ici, dont le milliardaire John Jacob Astor. 

Le SS Traffic, sous les ordres du capitaine Gaillard, transportait les passagers de troisième classe depuis le port de Cherbourg jusque sur le paquebot. Il manoeuvra lentement près du navire puis s’immobilisa contre sa coque. À côté du géant des mers, le transbordeur, pourtant de taille honorable, parut soudain minuscule. Murdoch donna l’ordre d’installer la passerelle pour permettre aux passagers d’embarquer. L’opération s’avéra plus compliquée que prévu, mais finalement, l’équipage parvint à la fixer. Gaillard, curieux de découvrir ce paquebot dont la presse avait tant vanté les mérites, abandonna temporairement le gouvernail du transbordeur et monta à bord. 

À Cherbourg, une centaine de passagers de troisième classe embarquèrent. Il y avait bien sûr des Français, mais également des Italiens, des Croates, des Bulgares, des Grecs et de nombreux Syriens. Tout les opposaient, et pourtant, tous partageaient le même rêve.

Murdoch accueillait les premiers arrivants, quand un homme vêtu du costume de la marine militaire française se présenta à la coupée. Grand et mince, il bomba le torse afin de se donner de l’importance et demanda d’un ton condescendant à monter à bord pour « visiter » le paquebot.

-Je suis désolé, monsieur, vous ne pouvez embarquer, lui signifia Murdoch.

Face à ce refus, le militaire pinça les lèvres de colère. Ce fut pourtant d’une voix mesurée qu’il demanda :

-Le capitaine du Traffic est à son bord ? 

Murdoch, agacé par l’arrogance de cet homme, envoya un steward chercher Gaillard qui accourut en quelques secondes. 

-À vos ordres, commandant ! fit-il d’un ton obséquieux.

-Je voudrais savoir pourquoi un officier de la marine française se voit refuser l’embarquement sur un navire de commerce étranger en rade de Cherbourg, demanda le militaire français d’une voix glaciale.

Le capitaine du Titanic, Edward J. Smith

Gaillard prit un air embarrassé et se tourna vers Murdoch pour plus d’explications. Mais ce dernier n’eut pas le temps de lui répondre car le commandant Smith en personne apparut. C’était le genre d’homme qui imposait immédiatement le respect, pas seulement à cause de son âge, mais aussi par son regard fier et résolu. À soixante-deux ans, la réputation du capitaine le précédait. Ayant commencé sa carrière comme mousse des les années 1860, il avait connu les premiers bateaux à vapeur, et avait été le témoin privilégié de l’émergence de ces nouveaux titans qui écumaient désormais les océans. Commodore de la White Star Line, c’était tout naturellement qu’il avait été nommé capitaine du Titanic.

Smith s’excusa auprès du militaire et se proposa de jouer lui-même les guides. Sans un regard pour les officiers, les deux Français se dirigèrent vers la passerelle, précédés du capitaine du Titanic. Mais alors qu’il tournait à l’angle d’un couloir, le militaire français se retourna et décocha un sourire suffisant à Murdoch. 

Harold Lowe, l’officier junior chargé de l’embarquement avec lui, prit un air exaspéré. 

-Satanés Français qui pensent avoir tous les droits, chuchota-t-il entre ses dents. 

Pour toute réponse, Murdoch soupira. Il n’avait qu’une hâte, que cette journée se termine enfin. 

Le soleil était couché quand le Titanic quitta Cherbourg. Trois nouveaux coups de sirène, et il s’éloigna des côtes françaises. Bientôt, il ne fut plus qu’une minuscule tâche lumineuse à l’horizon avant de disparaître. C’était la première mais aussi la dernière fois que les sirènes du Titanic saluaient la France…

Le Titanic à Cherbourg

Une réflexion sur “Mercredi 10 avril 1912: le grand départ

  1. Quelle plume, on s’y croirait ! Bon, je suis obligée de faire une entorse à ma règle de tout lire dans l’ordre… Mais bon… 😂.
    Merci chère autrice !
    Sonia

    J’aime

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